Allocution et réponses aux questions de la presse de Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors de sa rencontre avec les étudiants et les professeurs de l'Institut d'État des relations internationales de Moscou et de l'Académie diplomatique du Ministère russe des Affaires étrangères, Moscou, le 1er septembre 2017
Messieurs les recteurs,
Chers amis,
A l'occasion de cette rencontre traditionnelle je voudrais saluer sincèrement encore une fois les étudiants de première année, les professeurs et la direction de de l'Institut d'État des relations internationales de Moscou et de l'Académie diplomatique du Ministère des Affaires étrangères. Mais tout d'abord mes félicitations concernent les étudiants qui ouvrent une nouvelle étape de leur vie désormais indépendante et rejoignent ceux qui ont décidé de consacrer leur vie à tel ou tel métier international: la diplomatie, les affaires, le journalisme ou les relations internationales. Il existe aujourd'hui beaucoup de métiers qui sont incomplets sans composante internationale.
Je viens d'assister au rassemblement solennel de rentrée organisé le 1er septembre au lycée Evgueni Primakov dans la région de Moscou. On a évoqué là-bas l'importance accordée aux jeunes dans notre pays. Ici, ce sujet devrait également être pertinent, car c'est vous qui assumerez bientôt la responsabilité du développement de notre patrie, de la protection de ses intérêts internationaux. Le développement efficace du pays exige absolument le contexte international le plus favorable que possible formé grâce à la mise en œuvre de la politique responsable et indépendante qui vise la protection des intérêts nationaux. Nous suivons cette politique de manière cohérente.
Le président russe Vladimir Poutine a plus d'une fois souligné que le paysage actuel caractérisé par des confrontations et des tentatives d'isoler ou de s'isoler, n'était en aucune façon notre choix. Nous sommes prêts à coopérer avec tout le monde qui en a envie, mais strictement sur la base du respect mutuel, de l'égalité des droits, de la protection des intérêts de toutes les parties et du respect absolu du droit international au lieu de sa partie qui est liée aux aspirations conjoncturelles de tel ou tel partenaire.
La Russie a une position géostratégique unique, un potentiel militaro-politique et économique important, ainsi que le statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l'Onu. Grâce à tous ces facteurs, elle fait partie des centres principaux de la civilisation humaine. Comme notre histoire l'a plus d'une fois prouvé, nous sommes capables d'assurer notre développement intérieur, de protéger efficacement notre souveraineté, de défendre les droits de nos concitoyens à l'étranger, d'offrir du soutien à nos alliés. L'histoire a à maintes reprises montré qu'il était inutile de tenter de nous soumettre à une influence extérieure, de résoudre ses propres problèmes à nos frais. Je suis certain que cela restera le cas dans le futur. Mais tout le monde ne peut pas visiblement en tirer les conclusions nécessaires.
On sait parfaitement qu'une partie des prétendues élites occidentales n'aime pas notre politique indépendante. Elle voudrait avoir affaire à une Russie servile, prêté à faire des concessions à son détriment. Tout cela explique la volonté de nous punir pour le fait que nous défendons notre place légitime dans les affaires internationales et dans le monde. Vous êtes sans doute au courant des procédés de cette punition. On utilise des outils d'endiguement, des sanctions et des guerres d'information visant à dénaturer nos approches de principe des problèmes internationaux et de discréditer notre politique internationale.
Tout le monde sait qui viole en réalité depuis des années les principes fondateurs du droit international: l'égalité souveraine des États, l'obligation de ne pas s'ingérer dans leurs affaires intérieures et de résoudre tous les litiges de manière pacifique. Tout cela fait partie de la Charte de l'Onu. On sait qui a violé les engagements pris dans le cadre de l'OSCE et les résolutions du Conseil de sécurité de l'Onu, bombardé la Yougoslavie, l'Irak et la Lybie, semé le chaos au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, permis de s'organiser au terrorisme international, favorisé par ses aventures la formation d'Al-Qaïda, de l'EI et du Front al-Nosra qui sont actuellement les ennemis principaux de toute l'humanité.
La Russie a toujours été et reste opposée à l'arbitraire sur l'arène internationale. Nous avons signé récemment avec la Chine la déclaration sur l'élargissement du rôle du droit international dans les relations interétatiques et l'ont distribuée en tant que document officiel de l'Onu. Nous avons appelé tout le monde aux discussions, mais ne constatons aucun enthousiasme de la part de nos collègues occidentaux. Quoi qu'il en soit, nous poursuivrons notre travail visant à stabiliser l'ordre international.
Qui plus est, il est nécessaire de comprendre que nous n'avons aucune envie de reconstruire l'empire ni de lancer une expansion géopolitique ou d'autre type. Nous ne voulons que la possibilité de bâtir notre vie par nous-mêmes, sans recommandations extérieures, conseils imposés ni tentatives de déchaîner contre nous des peuples frères ou amicaux qui ont avec nous des liens séculaires historiques, culturels, de tradition et de famille. Par ailleurs, nous n'essayons d'imposer nos visions et nos approches à personne. Mais, comme je l'ai déjà dit, nous sommes contre la logique d'exception selon le principe " Quod licet Iovi, non licet bovi".
Nous constatons que de nombreuses personnes à l'Occident peinent à accepter une chose tout à fait évidente: l'époque du monde "post-bipolaire" a révolu. Et la volonté de le remplacer par l'intronisation d'un hégémon a échoué. Aujourd'hui, nous assistions à la formation d'un nouvel ordre mondial qui sera polycentrique, plus juste et plus démocratique. Il s'appuie sur la formation et le renforcement de nouveaux centres de la puissance économique qui créent l'influence politique. En se laissant guider par leurs propres intérêts nationaux, les pays et les centres de force renaissants tentent de prendre une part active à la formation de l'agenda international - pour qu'elle reflète leur intérêts - et assument avec certitude leur part de la responsabilité pour le maintien de la sécurité et de la stabilité sur des niveaux différents. La multipolarité est en effet la personnification de la diversité culturelle et civilisationnelle du monde moderne, de la volonté des peuples de décider eux-mêmes de leur sort et de l'aspiration naturelle à la justice selon la vision des auteurs de la Charte de l'Onu. Ayant relu cette dernière, nous comprenons qu'il n'y a rien d'anormal dans la position de ceux qui veulent plus de justice dans les affaires internationales.
Les tentatives d'un groupe étroite des pays occidentaux de bloquer les aspirations des peuples - ils recourent notamment au dictat et à la force en contournant le Conseil de sécurité de l'Onu - freinent évidemment la formation de l'ordre mondial multilatéral, mais personne n'est en réalité en mesure d'arrêter ce processus objectif et implacable.
Nous sommes persuadés de la nécessité de la renaissance de la culture de dialogue, de la recherche de compromis et du retour à la diplomatie constructive qui sont des outils cruciaux de la concertation de décisions acceptables pour tout le monde dans la politique, l'économie, les finances et l'écologie. Des solutions efficaces ne sont possibles que dans le contexte de l'unification des efforts de tout le monde et sur la base de l'équilibre des intérêts. Il faut s'y prendre le plus rapidement possible.
Les tensions de ces dernières années torpillent la stabilité internationale. Nous sommes surtout préoccupés par les efforts persistants de l'Otan de changer la situation militaire et politique dans la région euro-atlantique. Cela concerne notamment l'élargissement de la présence et de l'infrastructure militaires dans les zones limitrophes de la Russie et surtout la formation de la composante européenne du bouclier antimissile américain. Ceux qui lancent de telles actions peu constructives, doivent toutefois se rendre compte que nous serons en mesure d'assurer efficacement notre souveraineté et notre sécurité dans tous les cas. Mais comme nous sommes un pays responsable, nous restons attachés aux déclarations qui ont été adoptées depuis 20 ans au sein de l’OSCE et du Conseil Russie-Otan. Elles affirment que nous tous voulons construire l'espace de la sécurité égale dans la région euro-atlantique et personne ne doit renforcer sa propre sécurité au détriment de celle des autres. Malheureusement, ces déclarations restent sur le papier sous forme de promesses politiques. Nos tentatives de les rendre juridiquement contraignantes ont été rejetées par les pays occidentaux. Je suis certain que dans le cas contraire, si la sécurité égale et indivisible avait pris une forme juridiquement contraignante, cela aurait aidé à régler voire à éviter de nombreux conflits qui restent présents en Europe. Cela concerne notamment la situation en Transnistrie, dans le Haut-Karabagh et au Kosovo. Des normes juridiquement contraignantes de la sécurité égale auraient permis de s'entendre sur le non-recours à la force dans le Caucase du Sud, ce que nous essayons d'obtenir depuis longtemps. En ce qui concerne la dernière crise ukrainienne, on aurait pu la prévenir, si tout le monde avait respecté ses engagements pris au sein de l'OSCE dans le domaine de la sécurité égale et indivisible.
Quoi qu'il en soit, nous poursuivrons nos efforts visant à réunir les forces de tous les pays dans la région euro-atlantique et dans le monde entier pour répondre aux menaces graves communes, notamment à celle du terrorisme international. Nous aidons le gouvernement syrien légitime à éliminer les terroristes et contribuons au processus de paix syrien. Nous travaillons avec toutes les parties et ne favorisons aucune ingérence extérieure, car les Syriens doivent avoir la possibilité de décider eux-mêmes du sort de leur pays. Les mêmes principes servent de base à notre travail avec tous les participants aux crises en Lybie, en Irak et au Yémen qui vise à résoudre les problèmes de ces pays. Nous offrons de l'aide à la reprise des négociations israélo-palestiniennes, avançons des initiatives dans le domaine de la réconciliation nationale en Afghanistan et du règlement pacifique du problème nucléaire sur la péninsule coréenne.
Je voudrais souligner la mise en œuvre de l'initiative à long terme du président russe Vladimir Poutine concernant la formation du Grand partenariat eurasiatique qui prévoit l'établissement de la coopération économique et commerciale multilatérale réunissant les pays membres de l'UEEA, de l'OCS, de l'ASEAN et, en perspective, d'autres pays européens et asiatiques afin de créer un espace économique uni de l'Atlantique au Pacifique. Cette idée existe depuis longtemps, mais elle pourrait aujourd'hui donner lieu à des initiatives concrètes compte tenu de l'intérêt vif qu'elle suscite actuellement au sein des groupes d'intégration régionaux.
Nous espérons que le bon sens et la sagesse politique permettront de reconstruire nos relations avec l'UE et ses membres sur la base du bon voisinage réel, de la prévisibilité et de l'ouverture.
En ce qui concerne un autre voisin de la Russie, les USA, comme l'a dit le président russe Vladimir Poutine, nous n'avons aucune envier de nous quereller avec ce pays et ont toujours eu une attitude amicale envers le peuple américain. Aujourd'hui, nous sommes ouverts à la coopération constructive, dans les domaines où cela est conforme aux intérêts russes. Nous voulons sincèrement que le climat politique bilatéral se normalise. Mais comme l'on sait, il faut être deux pour danser le tango. A mon avis, nos partenaires américains se limitent toujours au breakdance individuel.
En général, nous continuerons à avancer un agenda positif et des approches respectueux, à rechercher et à trouver des compromis. C'est la base de notre coopération au sein de l'UEEA, de l'OTSC, de la CEI, de l'OCS et des BRICS, ainsi que de nos relations bilatérales avec tous les pays de tous les continents.
Merci de votre attention. Je suis prêt à répondre à vos questions.
Question: En juillet, la Russie, les USA et la Jordanie sont convenus de la mise en place d'une zone de désescalade au sud-ouest de la Syrie, mais ils ont été fermement critiqués par Israël. D'après vous, à quoi est due une telle réaction de ce pays?
Sergueï Lavrov: Je ne dirais pas que cette décision a été un pas vers l'omission des intérêts de sécurité d'Israël. Quand cette décision était mise au point, en plus des contacts trilatéraux russo-jordano-américains les partenaires israéliens étaient informés dans quel sens se déroulait se travail. A l'issue de sa partie principale (les modalités du fonctionnement concret de cette zone, la garantie de son suivi, le suivi du respect du cessez-le-feu, de l'apport de l'aide humanitaire reste à convenir même si la zone est déjà fonctionnelle) nous avons entendu, y compris pendant la visite du Premier ministre Benjamin Netanyahu à Sotchi pour rencontrer le Président russe Vladimir Poutine, qu'Israël restait préoccupé par sa sécurité, nous le comprenons parfaitement. Toujours dans toutes nos discussions sur le Moyen-Orient, que ce soit le thème syrien, libanais ou israélo-palestinien, nous partons du fait que dans tout accord (malheureusement, ils ne sont pas encore nombreux) les intérêts de la sécurité d'Israël, tout comme évidemment de tous les autres pays, doivent être garantis. Nous avons assuré aux collègues israéliens que s'ils avaient des craintes que leur sécurité soit impactée, elles ne doivent avoir aucune raison parce que nous sommes fermement attachés à ce que cela ne se produise pas. Comme le confirme le commentaire de Benjamin Netanyahu lui-même en réponse aux élucubrations d'un journal israélien disant que son entretien avec Vladimir Poutine s'est mal terminé. Il a assuré que c'était complètement faux. C'est probablement la meilleure réponse à votre question.
Question: L'Empereur Nicolas I disait encore pendant un entretien avec l'Ambassadeur de France que son frère lui avait confié des affaires extrêmement importantes, et la plus importante – c'est l'Orient. Henry Kissinger note également que les événements en Orient, notamment en Syrie, affichent une monstrueuse tendance d'effondrement de la structure étatique, de guerres et de litiges permanents. Dans cette région les puissances du Moyen-Orient jouent un rôle clef, notamment le Qatar. D'après vous, comment l'affaire syrienne affecte le développement des relations bilatérales entre la Russie et le Qatar?
Sergueï Lavrov: Il n'y a rien d'étonnant à ce que les régions enflammées, comme le Moyen-Orient et les Balkans, qui attirent différents acteurs extérieurs (pas seulement les voisins, mais également lointains), demeurent dans le centre de l'attention de la politique mondiale pendant des siècles. A partir de là vous avez fait le "pont" avec nos relations avec le Qatar. Nous avons de très bonnes relations avec tous les pays de la région, y compris les Etats du Golfe, aussi bien arabes que l'Iran, avec lesquels nous construisons des relations de confiance en s'appuyant toujours sur la volonté de comprendre les intérêts concrets promus par nos partenaires dans telle ou telle situation. Nous ne sommes pas d'accord avec ceux qui déclarent que tel ou tel pays dans cette région peut être "mis dans une boîte" (en traduisant directement) pour l'empêcher de sortir de ses frontières pour influencer personne nulle part. C'est irréel. Tout pays, petit ou grand, a ses propres intérêts dans le monde contemporain qui ne peuvent pas être limités par son périmètre intérieur. Il y aura toujours un intérêt de travailler avec les compatriotes, les congénères de la même confession.
Nous nous sommes récemment rendus au Koweït, aux EAU, au Qatar, dans quelques jours nous partons en Arabie saoudite et en Jordanie. Nous avons de bonnes relations avec tous ces pays.
Quant à la crise syrienne et de son impact sur nos relations avec le Qatar, depuis que l'administration de Barack Obama s'est avérée complètement inconsistante pour remplir les accords convenus avec John Kerry en septembre 2016 (l'inconsistance s'expliquait par la promesse non tenue de séparer les bandits du Front al-Nosra de l'opposition normale en reconnaissant ainsi leur impuissance), nous avons compris qu'il faut chercher des partenaires disposés à s'entendre, ce qui fut le cas de la Turquie et de l'Iran. Nous nous sommes entendus sur le début du processus d'Astana auquel ont adhéré en tant qu'observateurs la Jordanie et les USA, cette fois sous l'administration de Donald Trump. Ce processus continue de fonctionner activement, dans son cadre a été approuvé et mis en application le Concept de mise en place de zones de désescalade. Nous venons de parler de l'une d'elles (sud-ouest). On a également mis en place des zones dans la Ghouta orientale et dans la région de la ville de Homs qui mettent en place assez efficacement leur fonctionnement – on y règle des questions de patrouille, de suivi, de livraison d'aide humanitaire. Le Ministère russe des Affaires étrangères et le Ministère russe de la Défense demandent instamment aux organisations humanitaires internationales de ne pas atermoyer l'envoi de cette aide sous prétexte de problèmes illusoires avec le gouvernement de Bachar al-Assad. Il n'y a pas de problèmes – la sécurité est assurée. La question est d'envoyer l'aide directement dans ces zones par les itinéraires les plus efficaces, mais nos partenaires tentent de maintenir les itinéraires "transfrontaliers" utilisés depuis les territoires de la Turquie et de la Jordanie en l'absence pratique d'un quelconque contrôle de l'Onu. Simplement il est difficile de l'assurer physiquement et il faut savoir ce qui est transporté dans tel ou tel fret. Je suis certain que la plupart des chargements sont humanitaires, mais il peut y avoir des abus vu que sur le territoire des pays de la région agissent des groupes incontrôlés. Nous voulons l'éviter.
Quand nous avons commencé à travailler au "format d'Astana" avec l'Iran et la Turquie, nous avons spécialement demandé aux collègues arabes de la région si ce format leur convenait. Concrètement le Qatar et l'Arabie saoudite nous ont dit que leurs approches du processus de paix en Syrie étaient représentées par la Turquie, mais en parallèle nous avions un dialogue bilatéral avec Riyad et Doha. Ma récente visite a confirmé qu'avec le Qatar nous avons des nuances dans les approches – nous sommes plus proches des forces progouvernementales, et eux – de l'opposition, mais nous sommes unanimes sur la volonté de cesser la guerre, la compréhension de l'importance d'utiliser à ces fins les zones de désescalade et l'établissement d'un dialogue direct entre tous les groupes armés non terroristes et le gouvernement. Les collègues qataris ont confirmé également la nécessité de garantir le caractère laïque de l'Etat syrien où tous les groupes ethno-confessionnels bénéficieraient des droits égaux et seraient protégés à égalité.
Je répète, il est probablement impossible de trouver des partenaires faciles, mais quand on écoute son interlocuteur et on essaie de l'entendre, il répond par la réciprocité, et on trouve alors des solutions qui permettent d'avancer. C'est bien plus difficile que d'exiger que tout le monde soit soumis à ta volonté et d'engager des sanctions contre les insoumis sans aucune discussion diplomatique, mais je suis certain que c'est un million de fois plus efficace.
Question: Quelles étaient vos impressions après votre premier voyage à l'étranger?
Sergueï Lavrov: Immédiatement après l'institut je suis parti en mission en tant que secrétaire de direction à l'Ambassade à Colombo au Sri Lanka. Quand l'avion a atterri (plusieurs personnes se rendaient à l'Ambassade, y compris commandants de service), nous avons été accueillis par un collaborateur de l'Ambassade et le chauffeur. Quand nous roulions il faisait déjà nuit. Les grenouilles coassaient, on entendait les craquettements. Vingt minutes plus tard nous avons demandé si nous étions encore loin de la ville, on a répondu que nous étions déjà en ville.
J'ai passé quatre ans dans cet excellent pays qui venait de sortir d'une guerre civile. La nature a été très généreuse avec le Sri Lanka avec de magnifiques plages, des régions de montagne (en quelques heures on peut se rendre de la montagne avec son air confortable à la plage brûlante). Dans ce pays il existe aussi, évidemment, des monuments historiques intéressants: la vieille ville de Kandy, Nuwara Eliyan, le pic d'Adam (selon la légende, c'est là qu'ont été envoyés Adam et Eve quand ils ont été chassés du Paradis). Le pays sortait à peine d'une guerre civile, et beaucoup de choses n'allaient pas.
Pour la deuxième fois je me suis retrouvé au Sri Lanka il y a quatre ans, et j'ai immédiatement eu la nostalgie. J'ai apprécié de voir que le pays se développe activement, s'embellit. Le plus important pour nous était la construction achevée de la nouvelle Ambassade de Russie, qui a été planifiée encore à l'époque où j'y étais en 1973. C'est pourquoi la longue construction, malheureusement, est également propre à nos partenaires étrangers (toutefois il y a eu des complications bureaucratiques). L'Ambassade a été très réussie, et je m'en réjouis.
La première mission est toujours un nouveau monde, la découverte de nouveaux amis. Ceux qui ont été à l'étranger à des fins touristiques avant d'y partir pour travailler, c'est une histoire complètement différente. En mission on communique en comprenant que cela fait partie de ton travail, et on doit dans l'idéal recevoir une satisfaction de la communication avec des partenaires étrangers, mais également comprendre comment cela aidera à formuler les choses nécessaires dans le cadre de tes fonctions.
Question: On sait que depuis la fondation de l'UE la France jouait un rôle significatif dans son destin. La trajectoire de développement de cette union changera-t-elle avec l'arrivée du nouveau dirigeant français?
Sergueï Lavrov: C'est précisément ce que promet le Président français Emmanuel Macron en déclarant qu'il aura prochainement des idées concrètes pour secouer et relancer l'Europe en lui redonnant un intérêt actif pour régler ses propres problèmes et surmonter les difficultés liées au Brexit et, soyons directs, l'emprise de la bureaucratie bruxelloise, ce qui suscite le mécontentement non seulement des critiques de la Commission européenne comme la Pologne, la Hongrie et d'autres pays, mais cela se voit également parfois en Allemagne et en France. Et c'est normal: l'Allemagne est le pays le plus puissant et cela doit probablement se refléter dans le fonctionnement de l'UE et dans la manière dont les décisions sont prises. Ceux qui ont davantage de poids économique, politique et financier sont en droit de prétendre à ce que leur voix soit mieux entendue et pèse davantage. Cependant, les commissaires européens se prennent souvent pour des supérieurs et admettent donc que les gouvernements nationaux peuvent être ignorés, tout comme c'est le cas aujourd'hui avec le projet Nord Stream 2. Il y a une conclusion officielle du service juridique de la Commission européenne elle-même que ce projet n'enfreint pas les règles de l'UE en vigueur et ne nécessite aucun accord supplémentaire, alors que certains commissaires européens disent que leur service juridique l'a dit, mais ils penseront autrement. C'est un exemple de la manière dont les agissements de Bruxelles sont perçus comme un frein dans la réalisation de projets mutuellement bénéfiques.
Ces dernières années la France était effectivement davantage absorbée par les initiatives en politique étrangère et accordait moins d'attention à l'Europe en laissant en quelque sorte le leadership à Berlin. Aujourd'hui, le Président français Emmanuel Macron a dit qu'il trouvait nécessaire non seulement de préserver le lien franco-allemand, mais également le rendre plus équilibré. C'est sa décision. Nous observerons et tirerons des conclusions car nous ne sommes pas indifférents au développement de l'UE. Nous voulons la voir unie, forte et s'appuyant sur les principes de communication interétatique qui étaient toujours utilisés dans les situations normales: l'équité, le respect réciproque et la recherche d'un équilibre des intérêts.
Question: On dirait que Washington considère la propriété diplomatique russe aux USA comme une "monnaie d'échange". Est-ce vrai? Si oui, que veulent-ils obtenir en échange?
Sergueï Lavrov: Honnêtement, je ne veux même pas le commenter.
Nous assistons à des paroxysmes liés à la fameuse exclusivité constamment soulignée par le Président américain Barack Obama en indiquant de manière arrogante la place que, selon lui, doivent occuper tous les autres pays.
Les sanctions contre la Russie ont commencé encore en 2013, bien avant les événements en Ukraine. Différents prétextes étaient invoqués. On a attisé l'histoire autour de la tragédie de l'avocat Sergueï Magnitski. On découvre aujourd'hui des faits très intéressants que ceux qui sont derrière l'attisement de ce scandale et l'adoption ensuite de sanctions tentent de bloquer, de faire pression sur les tribunaux qui examinent les plaintes visant ce fameux William Browder directement lié, selon nos enquêteurs, aux magouilles qui ont conduit à la mort de Sergueï Magnitski. D'autres sanctions ont suivi. Il nous a été reproché qu'Edward Snowden a décidé de ne pas partir là où il risquait la peine de mort en demandant l'asile chez nous pour des raisons humanitaires. En 2013, Barack Obama a même annulé sa visite à Moscou convenue à la veille du sommet du G20 à Saint-Pétersbourg.
L'inaptitude à percevoir la réalité est très caractéristique pour l'administration de Barack Obama. Edward Snowden a demandé un asile politique en Russie tandis que des millions de personnes demandent un asile politique aux USA, et certaines sont même kidnappées pour être accusées de n'importe quoi. Selon la loi américaine Edward Snowden a peut-être commis un délit, mais les USA ne nous ont jamais délivré qui que ce soit, même quand il s'agissait de personnes ayant commis des crimes en Russie. Il n'a rien enfreint en Russie et a demandé la protection contre la Thémis américaine qui pouvait parfaitement le condamner à la chaise électrique.
Autre fait important – pendant qu'Edward Snowden se rendait de Hong Kong à Moscou pour ensuite prendre un vol à destination de l'Amérique latine, son passeport a été annulé. Selon toutes les lois, y compris internationales, nous n'avions pas le droit de le laisser quitter l'aéroport où se réglait précisément la question de son asile.
Le président Barack Obama éprouvait probablement des complexes, ce qui s'est traduit par l'incapacité de remplir les accords sur le processus de paix en Syrie. Les Américains ont été incapables de faire ce qui a été convenu et ce qui était clairement dans leur intérêt. Peut-être qu'ils n'ont pas voulu ou ont été incapables de séparer le Front al-Nosra et cesser de collaborer avec lui. Nous avons toujours eu des soupçons qu'ils veulent ensuite l'utiliser pour renverser le régime de Bachar al-Assad, qui ne sont appuyées par rien d'autre que des faits qui indiquent qu'ils ne combattent pas le Front al-Nosra et n'ont pas tenu leur promesse de l'isoler.
Peut-être que déçu par la politique étrangère et la défaite du Parti démocrate aux élections présidentielles Barack Obama a commis un acte très indécent, je pense, et a expulsé à la veille du Nouvel an 35 diplomates russes, ce qui avec leurs familles représente plus de 100 personnes, en leur laissant deux jours pour partir. Cela signifiait qu'ils ne pouvaient pas attendre le vol direct Moscou-Washington dans trois jours et devaient parcourir plus de 500 km jusqu'à New York avec les enfants dans des conditions difficiles avec les bagages et autres affaires. Ce n'est pas très noble, qui plus est de la part d'un prix Nobel de la paix. Des conditions ont été intentionnellement créées pour causer des complications physiques et ménagères parce qu'ils avaient seulement deux jours pour partir, il a fallu prendre les affaires et partir. Bien sûr, les autorités russes y ont envoyé un vol spécial pour évacuer tout le monde normalement dans les conditions décentes.
De plus, les Américains ont saisi et de facto nationalisé la propriété russe. Nous pensions que l'administration actuelle pourrait faire preuve de bon sens mais, malheureusement, cela a été empêché par les russophobes du Congrès qui ont adopté une loi qui ne permet pas de rendre la propriété russe saisie sans la "bénédiction" du Congrès. C'est pratiquement impossible avec la composition actuelle du Congrès et l'hystérie antirusse. Cela enfreint également les lois américaines, car il est question de notre propriété, or aux USA elle peut être saisie seulement sur une décision de justice. Mais cela ne les arrête pas – ils ont une notion spécifique de ce qu'est un Etat de droit.
Vous le savez, nous avons réagi de manière très adéquate. Nous n'avons pas engagé de démarches excessives, nous avons demandé aux USA d'égaler le nombre de diplomates russes et américains des deux côtés. Sachant que nous avons, si vous voulez, noblement inclus parmi les diplomates russes non seulement nos missions diplomatiques bilatérales aux USA, mais également la Représentation de la Russie auprès de l'Onu (même si elle n'a rien à voir avec les relations russo-américaines, et n'est pas accréditée à la Maison blanche, mais auprès du Secrétaire général de l'Onu), or cela représente plus de 150 personnes. Autrement dit, nous avons permis aux Américains de conserver 150 collaborateurs supplémentaires chargés des questions bilatérales en Russie par rapport à nos collaborateurs qui s'occupent de la même chose aux USA. Nous pensions que c'était juste. Nous avons également demandé de cesser l'utilisation de la propriété qui n'est pas du tout comparable aux complexes à Washington et à New York. Il y a de grands sites où on peut se reposer, accueillir des hôtes étrangers, faire du sport, alors qu'en l'occurrence il s'agit d'un territoire réduit à Serebriany Bor et d'un petit entrepôt où ils stockaient quelque chose.
En ce qui concerne les informations dont le Secrétaire d'Etat américain Rex Tillerson m'a fait part hier et ce qui a été ensuite expliqué dans la note, j'ai un sentiment controversé. Ils voulaient clairement s'accrocher à notre logique que 455 diplomates est une parité, et ils sont partis de cette logique en réduisant d'une unité le nombre de consulats généraux russes aux USA. Nous avions des consulats généraux à New York, à San Francisco, à Seattle et à Houston. C'est une histoire de longue date, car à l'époque de l'URSS les USA possédaient également quatre consulats généraux: à Saint-Pétersbourg, à Ekaterinbourg, à Vladivostok et à Kiev. L'URSS a disparu, Kiev a cessé d'être une ville où se trouve un consulat général américain en Russie, et nous avons suggéré aux USA d'ouvrir un quatrième consulat général sur notre territoire. Ils ont refusé en disant que trois leur suffisaient. On peut, bien sûr, parler de parité, mais elle reste spécifique car, comme je l'ai dit, parmi les diplomates nous avons inclus les collaborateurs de la Représentation permanente auprès de l'Onu. Maintenant je le dis et je comprends qu'on ne veut pas vraiment entrer dans les détails de ce sujet.
Je voudrais noter que la fermeture du consulat général à San Francisco qui a été annoncée était accompagnée d'une exigence de le libérer en deux jours. Nous avons donné aux Américains un mois pour égaliser le nombre de leurs effectifs par rapport aux nôtres aux USA, alors que nos 35 diplomates avec la famille ont été expulsés en deux jours et aujourd'hui ils obligent à fermer le consulat général dans les mêmes délais. Toutefois, ils ont dit que tous ceux qui travaillent au consulat général et dans deux autres secteurs chargés essentiellement des questions économiques à Washington et à New York ne devaient pas forcément partir et qu'ils pouvaient, s'ils le souhaitaient, transférer dans d'autres établissements diplomatiques – à l'Ambassade à Washington et aux consulats généraux à Seattle et à New York.
Nous avons reçu une note détaillée seulement la nuit. Nous l'étudions et nous réagirons dès que nous en terminerons l'analyse. Je voudrais dire que ce n'est pas nous qui avons commencé toute cette histoire avec un échange de sanctions, mais l'administration de Barack Obama avec l'objectif précis de saper les relations russo-américaines et empêcher Donald Trump d'entamer sa présidence avec des propositions constructives pour compliquer au maximum la réalisation de ses déclarations de campagne sur la nécessité de normaliser les relations avec la Russie. Le Président américain Donald Trump maintient à ce jour ces déclarations. Le Président russe Vladimir Poutine a dit plusieurs fois que nous le souhaitions aussi, mais l'avancement mutuellement respectueux doit être réciproque. Nous y sommes prêts. La conversation sur ce sujet se poursuivra indépendamment de la date et de la manière dont nous réagirons.
Question: Durant la cinquième année d'appartenance de la Russie à l'OMC la Douma d'Etat de l'Assemblée fédérale russe a soumis un projet de loi pour rompre le protocole d'adhésion de la Russie à cet accord. D'après vous, quel impact exerce la situation politique actuelle sur la composante économique du partenariat Russie-OMC?
Sergueï Lavrov: Dès à présent il est absolument certain que cet impact n'est pas positif. Nous avons déjà dit plusieurs fois que les sanctions commerciales et économiques sectorielles décrétées contre nous sapent les principes et l'esprit de l'OMC et des accords conclus dans son cadre. Nous avons également dit à plusieurs reprises que les plans de créer des blocs commerciaux et économiques régionaux fermés élaborés par l'administration de Barack Obama créaient également des risques pour le système commercial global ouvert incarné par l'OMC.
Aujourd'hui, quand nous avons dû réagir aux sanctions complètement illégitimes de l'UE et des USA en prenant des contremesures, de nombreux litiges commerciaux surviennent et il est difficile de les examiner dans la situation actuelle. Nous prônons toujours le règlement de litiges par des accords mutuellement acceptables sans procédures d'arbitrage. On n'y arrive pas toujours. Pour répondre brièvement: oui. Cela ne contribue pas à l'utilisation efficace des avantages qui sont clairement présents pour la Russie en cas de fonctionnement normal de tous les mécanismes de l'OMC.
Question: Je suis citoyen du Belarus. La Pologne a récemment adopté une loi qui prévoit le démantèlement des monuments de l'époque soviétique, y compris plusieurs centaines de monuments aux soldats de l'Armée rouge qui au prix de leur vie ont libéré du fascisme la Pologne et toute l'Europe. Cette décision scandaleuse est outrageante pour la Russie et d'autres pays qui ont participé à la lutte contre le fascisme. D'après vous, quelle est la raison d'un tel comportement de la Pologne? Comment pourrait-on prévenir les conséquences négatives de tels actes?
Sergueï Lavrov: D'après moi, le problème réside dans ceux qui inculquent des opinions nationalistes au sein de la société polonaise, qui s'efforcent de réécrire l'histoire, qui tentent de faire renaître le nationalisme polonais sur les positions de l'exclusivité, qui essaient de rejeter toute la responsabilité des maux polonais sur notre pays. Tout cela inclut des activités actuellement organisées dans le but de présenter le pacte Molotov-Ribbentrop comme le début et la raison réelle de la Seconde Guerre mondiale, en oubliant que quand les accords de Munich ont été signés et la Tchécoslovaquie et été "partagée", la Pologne a pris en silence un "morceau de choix". La Pologne préfère ne pas dire que cela a été un sérieux coup de pouce vers la création d'un potentiel de conflit en Europe. Comme elle préfère taire que bien avant le pacte Molotov-Ribbentrop le Royaume-Uni et la France ont signé des accords similaires avec l'Allemagne hitlérienne. Je ne vais pas revenir plus en arrière dans l'histoire à l'époque où la Pologne promouvait l'initiative des Trois mers, aspirant une fois de plus à renforcer son influence le long du périmètre de nos frontières, sans parler de l'époque quand la Pologne à l'intérieur de la Russie essayait de renforcer ses positions au détriment de nos territoires.
Avec les Polonais nous avons un Groupe russo-polonais conjoint sur les questions difficiles. Chaque pays a parfaitement le droit d'avoir sa vision de l'histoire, de l'histoire de ses voisins et de l'histoire de ses relations avec d'autres pays. Cette Commission travaillait de manière assez productive. A certains moments paraissaient des articles communs et il existait même l'idée d'un manuel scolaire commun consacré à la période significative des relations entre la Russie/URSS et la Pologne. Aujourd'hui la Pologne a bloqué tous les formats de notre communication sans exception: les commissions qui existaient sous l'égide des ministres des Affaires étrangères et avec la participation d'autres ministères et une série d'autres canaux. La Pologne tente d'utiliser le maintien formel du document sur ce Groupe pour imposer sa vision des faits. Dans une situation où se produit ce que vous avez mentionné au début de votre question, c'est absolument inadmissible.
Vous savez, les Polonais ont beaucoup de problèmes avec l'interprétation des événements de la Seconde Guerre mondiale, et pas seulement avec nous. Ils ont récemment rencontré des problèmes avec les Ukrainiens où des tombes ont été profanées par des vandales dans un cimetière de Lvov. Les autorités ukrainiennes n'ont rien trouvé de mieux que de nous accuser que soi-disant les tombes polonaises ont été profanées par des bandits russes à Lvov.
Je pense qu'il est très dangereux d'importer des fantaisies historiques dans la realpolitik actuelle. En Pologne on ressent un véritable "lavage de cerveau" de la population dans un sens notoirement antirusse. Les déclarations parallèles qu'ils sont prêts à communiquer, les propositions de se rencontrer ne font que souligner que c'est impossible sur ce fond.
On ressasse constamment le mensonge concernant la tragédie d'avril 2010 quand l'avion du président polonais Lech Kaczynski avec un grand nombre de responsables s'est écrasé près de Smolensk en accrochant un bouleau à cause d'une mauvaise visibilité alors que tout le monde préconisait de ne pas amorcer l'atterrissage. C'est établi depuis longtemps. Aujourd'hui on tente de faire des déclarations absurdes sur la découverte de prétendues traces d'explosifs sur les ailes de l'avion. Tout a été convenu et confirmé depuis longtemps avec nos collègues polonais.
C'est difficile d'y ajouter quelque chose. Je vois une obsession de créer au sein de la société polonaise une atmosphère de rejet total de tout ce qui est lié à la Russie. C'est mal et ne correspond pas du tout aux principes signés par la Pologne en adhérant à l'Onu et lors de la création de l'OSCE. L'OSCE elle-même attire l'attention sur ce point en commençant peu à peu à critiquer la Pologne. J'espère que si tout cela continuait on critiquera plus sérieusement de telles positions ultranationalistes.
Question: En parlant de l'avenir de la diplomatie russe, pouvez-vous dire quelle doit être sa base pour mettre en œuvre notre ligne actuelle de la politique étrangère? Y a-t-il des méthodes inefficaces qu'il faut exclure, qui sont obsolètes, en d'autres termes?
Sergueï Lavrov: Sur le plan politique en ce qui concerne les méthodes politiques, j'ai déjà mentionné que les méthodes de diktat, d'ultimatum et de sanctions deviennent obsolètes. D'après moi, elles doivent déjà être considérées comme obsolètes. Pourquoi ai-je fait allusion aux sanctions comme étant une partie de la diplomatie? Quand on parle aujourd'hui de la Corée du Nord et de ce qui doit être fait à son égard, nous disons avec les Chinois que toutes les sanctions possibles visant à empêcher la Corée du Nord d'utiliser les liens extérieurs pour développer les programmes balistiques et nucléaires interdits par le Conseil de sécurité des Nations unies sont épuisées. Toutes les sanctions pensables et impensables qui directement concernent peu ces sphères d'activité de la Corée du Nord ont déjà été prises par le Conseil de sécurité des Nations unies. De plus ont été adoptées des sanctions unilatérales que nous jugeons absolument illégitimes. S'il existe des sanctions du Conseil de sécurité des Nations unies sur une question qui a été convenue, alors le participant à un tel accord n'a aucun droit moral ni juridique, je pense, de faire quelque chose au-delà. Les sanctions collectives en tant que décision du Conseil de sécurité des Nations unies sont obligatoires pour tous. Je suis convaincu, il n’y a rien à enlever à ces décisions (ne pas accomplir ce qui a été convenu), mais il n'y a rien non plus à y ajouter. Quand nous disons aujourd'hui avec la Chine que les méthodes de pression sont épuisées et nous appelons à élaborer des conditions pour s'assoir à la table des négociations, on nous répond que personne ne souhaite la solution militaire (la Russie et la Chine n'admettent non plus aucune solution militaire, évidemment). Mais pour cela il faut "poursuivre la diplomatique". A notre question concernant le moyen, on répond par la proposition de décréter des sanctions supplémentaires. Nos partenaires occidentaux dans leur mentalité définissent les sanctions comme une méthode d'instrument diplomatique. Il faut y renoncer, de la même manière qu'aux ultimatums.
Les Américains le pratiquaient depuis assez longtemps, et aujourd'hui les Européens commencent à s'y habituer. Dès qu'ils soumettent leur proposition qui est clairement formulée de manière unilatérale et ne reflète pas les intérêts de ceux qui sont concernés, alors que nous et les autres appelons à s'assoir à la table des négociations et d'en parler, ils refusent en se référant au temps et en pointant les sanctions comme un outil d'"accélération". C'est ainsi qu'ils tentent aujourd'hui d'influencer le Soudan du Sud qui a été intentionnellement arraché par l'administration de Barack Obama au Soudan. Aujourd'hui quelque chose n'a pas plu aux USA au Soudan du Sud et ils veulent décréter de nouvelles sanctions contre cette république selon le principe "je fais ce que je veux". Formellement c'est une position diplomatique, mais elle n'a pas sa place dans la diplomatie.
Dans la diplomatie il y a une place pour la culture du consensus, de la recherche d'un dialogue. Comme dans toute famille quand vous n'êtes pas de bonne humeur mais vous voulez obtenir quelque chose d'un camarade ou d'un proche, on peut crier (s'il a peur de vous il pourrait accepter), mais il vaut mieux toujours réprimer la colère pour essayer de s'entendre. Je souligne à nouveau que c'est bien plus long qu'un cri en espérant que quelqu'un tremblera, mais dans la majorité des cas c'est le seul moyen.
En analysant ce qui vous avez demandé d'un point de vue des technologies contemporaines, il faut évidemment les maîtriser: les réseaux sociaux, le courriel pour envoyer des informations et bien d'autres. Au fur et à mesure du développement du domaine technologique ces capacités ne feront que s'élargir, mais elles ne remplaceront jamais la diplomatie humaine directe à travers la communication pour deux raisons. Premièrement, il existe aujourd'hui de nombreux hackers et fuites. Cela se produit bien plus facilement dans les moyens d'information électroniques qu'avec les supports traditionnels. Certains craindront trop de faire confiance aux nouvelles technologies, du moins en ce qui concerne les choses les plus sensibles. Deuxièmement, rien ne remplacera la situation où tu regardes la personne dans les yeux et tu comprends s'il répond sincèrement (ou s'il réfléchit comment formuler sa réaction à ton tweet). Je pense que c'est ainsi.
En ce qui concerne les erreurs, dans chaque cas il faut les analyser individuellement. Un jour quelqu'un s'est trompé au Conseil de sécurité des Nations unies et des troupes américaines sous le nom "Forces de l'Onu" sont apparues sur la péninsule coréenne au début des années 1950. C'est une erreur concrète. Il faut examiner l'histoire de la diplomatie dans chaque cas concret.
Question: Cette année nous assistons à des signes alarmants concernant les positions de la nouvelle administration américaine pour sortir de l'Accord de Paris. Cela se produit de toute évidence parce que cet accord ne correspond pas aux intérêts de l'élite américaine. Etant donné que vous en avez parlé pendant votre discours, et nous voyons depuis des décennies que souvent pour les USA les normes internationales ou la Charte de l'Onu ne sont pas une limite pour leur pouvoir, quels leviers faut-il créer? Par quels moyens peut-on influencer notamment les USA pour régler les questions mondiales et importantes qui représentent un intérêt pour toute l'humanité?
Sergueï Lavrov: Je suis convaincu que seul le dialogue et la disposition au dialogue s'appuyant sur l'équité, la disposition à entendre les préoccupations réelles qui ont poussé les USA à sortir de l'Accord de Paris, tout comme la disposition ou la nécessité d'entendre les préoccupations réelles de tout pays qui change d'attitude envers un document international. Cela ne se produit pas pour la première fois.
Barack Obama s'est présenté en promettant de faire quelques choses très concrètes: fermer la base illégale de Guantanamo (il ne l'a pas fait) et ratifier, entre autres, le Traité d'interdiction complète des essais nucléaires. Il a cessé de le mentionner quelques années plus tard et ne l'a pas fait non plus. Ce sont des choses importantes, probablement tout aussi importantes que l'accord sur le climat. En fait, c'est une chose volontaire. C'est précisément la force des conventions et des accords internationaux – on y adhère de son plein gré. Le pays qui voit la préparation d'un texte qui ne prend pas en compte ses intérêts a parfaitement le droit de ne pas y adhérer. Ainsi, certains n'adhèrent pas au Statut de la CPI. En le signant la Russie a longtemps analysé son fonctionnement. Au final, nous avons retiré notre signature parce que l'Accusateur de la CPI s'est comporté de manière absolument inappropriée simplement en refusant d'examiner les plaintes des habitants de l'Ossétie du Sud contre l'attaque de l'armée géorgienne. Au lieu de cela il a déclaré qu'il examinera comment les Sud-Ossètes ont agi envers les Géorgiens qui les avaient attaqués.
Pour revenir au document de Paris. C'est un document cadre et non à action direct. En le signant nous avons clairement dit que nous étudierons la question de sa ratification en fonction du mécanisme de sa mise en œuvre. Il est prévu qu'après l'approbation de cet accord-cadre les pays signataires entament les négociations sur sa signification concrète, y compris les parts de réduction des émissions, comment et qui les contrôlera. C'est le plus important, car c'est en gros un slogan concrétisé. Il n'y a pas de mécanisme d'implémentation. Nous attendrons qu'il soit mis au point, nous verrons dans quelle mesure il sera clair et correspondra à nos intérêts et aux intérêts d'autres pays, sa viabilité. C'est le droit absolu d'un pays de suspendre son adhésion à telle ou telle convention internationale. Mais en toute circonstance il faut discuter et convaincre. Le Président américain Donald Trump en arrivant au pouvoir a promis de revoir de nombreux domaines de la politique étrangère dans le secteur militaro-politique, économique, commercial et environnemental. La position de l'administration est en train de se former, on l'empêche de travailler normalement, on veut tout faire pour qu'elle reste dans cet état non fonctionnel. Plusieurs centaines de responsables de deuxième niveau, des adjoints et en-dessous des ministres, n'ont pas été nommés et leurs candidatures n'ont même pas encore étaient soumises au Congrès. On tente de lier les mains, d'inventer une ingérence russe, des liens de Donald Trump et de sa famille avec la Russie. Cela fera bientôt neuf mois qu'on en parle aux USA. Ce thème est apparu à la veille du vote, mais personne n'a encore apporté la moindre preuve. Je pense que c'est honteux pour des adultes qui occupent des postes importants dans le pouvoir exécutif, judiciaire et législatif aux USA.
Question: La rencontre des présidents Vladimir Poutine et Donald Trump faisait partie des principales intrigues du sommet du G20. Auparavant vous avez déclaré qu'elle éclaircirait les futures relations entre les deux pays. Ces attentes étaient-elles justifiées? Que changera-t-il dans les relations russo-américaines?
Sergueï Lavrov: Je pense que personne ne pourra jamais apporter une clarté à 100% même en se rencontrant un million de fois. Mais il est devenu plus clair que Donald Trump, comme il l'a lui-même déclaré à plusieurs reprises après l'entretien (y compris récemment), souhaite la normalisation des relations avec la Fédération de Russie. C'est réciproque. Nous avons la même position. Nous sommes prêts à avancer avec la même vitesse et à la même profondeur qui sera confortable pour l'administration de Donald Trump. Nous savons qu'on essaye de les prendre au tournant à la moindre occasion. Nous ne trouvons pas nécessaire d'être actifs dans le sens américain, mais nous comprenons qu'on veut simplement perturber l'administration. C'est dans ce contexte que nous percevons les sanctions imposées par le Congrès américain au Président américain Donald Trump (cela ne fait plus l'ombre d'un doute), l'adoption de la loi qui n'est pas tant dirigée contre la Russie mais qui vise plutôt le même objectif – lier les mains de Donald Trump pour l'empêcher d'utiliser à part entière ses pouvoirs constitutionnels en politique étrangère.
La vie n'est jamais monocolore, elle est toujours plus riche. La dialectique nous apprend en notant l'inadmissible et en tenant compte de ce qui est fait d'hostile envers nous, à tirer des conclusions sur notre réaction, mais elle ne doit pas nous nuire davantage en plus du préjudice qui nous a été infligé. Bien sûr, nous réagirons néanmoins de manière intransigeante aux choses qui nous sont préjudiciables sans raison et qui sont dictées uniquement par la volonté de détériorer nos relations avec les USA.
Question: Quels sont le rôle et la position actuels de la Russie dans le domaine de la coopération écologique internationale?
Sergueï Lavrov: Je viens de l'évoquer. Nous participons à l'accord de Paris sur le climat et voulons qu'il prenne une forme concrète ce qui nous permettra d'évaluer l'efficacité de sa mise en œuvre. Par la force de l'histoire, suite à la dissolution de l'URSS notre industrie se trouvait sur les genoux - il était très difficile de la reconstruire plus tard, mais on utilisait des technologies écologiques modernes - et notre niveau actuel des émissions de CO2 est donc aussi bas que nous pourrons sans problème l'objectif fixé à l'horizon 2030, voire le dépasser considérablement. Objectivement, notre position sur le changement climatique est très solide et honnête. Mais, je le répète, nous avons bénéficié de la crise profonde suite au démembrement de l'URSS. Nous nous prononçons en principe pour le développement et l'approfondissement de la coopération économique, mais strictement sur la base de l'analyse scientifique au lieu des affirmations et des exigences univoques et paniques. Concernant le changement climatique, on a vu apparaître ces derniers temps beaucoup d'articles scientifiques profonds qui analysent la situation climatique depuis plusieurs millénaires. Je ne suis en aucune façon expert en la matière, mais les décideurs actuels devraient prendre connaissance de ces études. Comme l'on m'a dit, il existe des écoles sceptiques qui estiment que toutes ces exigences d'introduire les nouvelles technologies très coûteuses - sinon notre planète serait surchauffée et subirait une collapse - sont très similaires à bug de l'an 2000. Vous ne le connaissez pas probablement, mais on parlait partout de bug de l'an 2000 à la veille de ce millénaire. Énormément de personnes soulignaient la nécessité d'acheter d'urgence de nouveaux ordinateurs, car les appareils plus anciens devraient, selon eux, cesser de marcher à cause de la date contenant trois zéros. Certains ont réussi à vendre un lot très considérable de ces ordinateurs dans le monde entier. Il s'est avéré plus tard que tous les vieux ordinateurs avaient parfaitement survécu cette nuit du Nouvel an. Et tout le monde a oublié ce problème. Mais il a existé.
Je ne dis pas qu'on constate aujourd'hui la même chose avec le climat. Pas du tout. On a actuellement une masse d'analyses scientifiques impliquant les données des observations millénaires. Par exemple, la découverte de l'eau glacée d'un lac souterrain antarctique a permis de tirer des conclusions concernant l'analyse des changements climatiques au cours de plusieurs milliers d'années. C'est pourquoi nous soutenons une approche scientifique. Le Président russe Vladimir Poutine donne actuellement l'exemple dans la lutte contre les ordures, ce qui fait également partie de l'écologie. A mon avis, elle est plus importante pour nous que l'analyse immédiate de la réduction possible de nos émissions du CO2. Nous avons donc une approche complexe de l'écologie. Je vous assure que les participants aux conférences écologiques internationales respectent notre position. Nous avons beaucoup d'idées et de propositions qui font au final l'objet d'accords internationaux.
Question: Monsieur le ministre, vous êtes aujourd'hui idole et modèle pour de nombreux étudiants. Mais qui était votre idole pendant vos études?
Sergueï Lavrov: Ce n'est pas probablement tout à fait correct, mais j'avais beaucoup d'idoles. On n'utilisait pas à l'époque ce terme et le considérait comme trop littéraire. Nous avions pourtant les gens que nous considérions comme modèles et à qui nous voulions ressembler. Evgueni Primakov fait sans doute partie de ce groupe. Je ne veux offenser personne. L'idole est un être inaccessible, mais nous avions des modèles à suivre. Leurs noms ne vous diront probablement rien, et je ne vais pas les énumérer pour n'oublier et n'offenser personne. Ces gens m'apprenaient à travailler, d'abord au Ministère des Affaires étrangères où j'ai passé deux mois après avoir fait mes études au MGIMO, puis à Sri Lanka. Je leur suis très reconnaissant. Nous nous rencontrons toujours régulièrement avec beaucoup de ces personnes. Vous avez ici les professeurs que vous n'oublierez certainement pas après la fin de vos études à cette université magnifique.
Question: On a appris récemment que le Parlement de la Moldavie avait envoyé à l'Onu une requête concernant le retrait des forces russes de maintien de la paix de la Transnistrie. Le Président de la Transnistrie Vadim Krasnosselski a quant à lui indiqué que cela pourrait provoquer une guerre. Que pensez-vous de la situation? Quel est le risque de l'aggravation du conflit?
Sergueï Lavrov: Je doute qu'il soit pertinent d'augurer une guerre. Personne n'en a envie, sauf peut-être ceux qui poussaient la main du gouvernement moldave quand il rédigeait la note sur la nécessité du retrait de nos militaires de la Transnistrie. Ceux qui y ont incité les autorités moldaves, veulent une guerre entre la Russie et l'Ukraine, entre la Russie et la Moldavie. Il s'agit de la politique d'endiguement de la Russie. Rien de plus. Les sanctions et tout le reste résultent de cette politique. Nos militaires se trouvent en Transnistrie dans le cadre des accords signés suite à la fin de la phase "chaude" du conflit au début des années 1990 grâce aux efforts de l'armée russe. Ensuite, l'unité appropriée de l'armée russe a été transformée en groupe unifié des forces armées russes en Transnistrie dont le seul objectif était de protéger les arsenaux colossaux de munitions à Cobasna. On a créé parallèlement les forces de maintien de la paix - réunissant également nos militaires - qui assurent la stabilité de la région.
La Transnistrie n'a fait face à aucune escalade ni action musclée suite à l'adoption de ces décisions. On constatait des incidents tendus, mais sans fusillades. Tout le monde comprenait que le retrait de notre contingent qui protège actuellement les dépôts de munitions, dépendait du succès du règlement politique. Le fait est que les habitants de la Transnistrie ont ressenti la guerre "chaude" avec la Moldavie - qu'on a arrêtée - et déclaré qu'ils ne laisseraient partir les militaires et ne permettraient d'évacuer les armes avant qu'on ne les offre les droits mentionnés dans les accords. Les civils barraient littérairement le chemin aux soldats.
En 2003, on a lancé le règlement planifié, dans le cadre duquel la Transnistrie devait obtenir un statut spécial au sein de la Moldavie qui conservait son intégrité territoriale. Lors des préparatifs des accords nous avons évacué la moitié des dépôts sans aucun problème. Et nous aurions retiré le reste, si Vladimir Voronine, Président moldave de l'époque, n'avait pas renoncé à signer le texte paraphé de l'accord après un appel téléphonique de Bruxelles. Tout le monde le sait.
Tout cela explique la présence de nos militaires qui ne partiront qu'après la formation des conditions nécessaires pour l'évacuation de ces stocks dangereux. Les gens qui poussent la Moldavie à la confrontation, freinent les travaux du groupe "5+2" qui a été créé sous l'égide de l'OSCE et s'occupe du règlement. Ces gens ne veulent pas arriver à une solution, mais nuire à la Russie, l'entraîner dans une nouvelle crise.
Question: Les élections du Président de la Fédération de Russie auront lieu en 2018. Aujourd'hui, on ne voit pas beaucoup de personnalités aussi brillantes, fortes et charismatiques que vous, capables assumer la responsabilité pour le pays et de mener le peuple. Vous considérez-vous comme un candidat possible à la présidentielle?
Sergueï Lavrov: Non, je ne le considère pas. Franchement - et ce n'est pas la flatterie, mais une déclaration sincère - mon travail avec le Président russe Vladimir Poutine est très confortable et agréable pour moi. Je constate que nous avons un nombre d'objectifs qu'il est nécessaire d'atteindre sur l'arène internationale, et le fait que le Ministère des Affaires étrangères s'occupe activement de ces tâches, est la chose la plus importante de ma vie.
Question: Comme l'on sait, Sotchi accueillera en octobre le Festival mondial de la jeunesse et des étudiants. Le MGIMO participe activement à ses préparatifs. Envisagez-vous de visiter cet évènement?
Sergueï Lavrov: Oui, j'envisage de visiter ce festival. On s'occupe actuellement de questions logistiques, car la ville devrait accueillir parallèlement les séances du club Valdaï réunissant des invités étrangers, avec lesquels nous mènerons les négociations. Nous essayons de tout planifier correctement pour avoir la possibilité d'assister à cet événement et de parler aux participants au festival.
Question: Dans une réponse vous avez considéré l'Iran comme un partenaire de la Russie. Le bulletin de RBC a publié récemment des informations sur le projet russo-iranien de construction d'un canal de navigation de la mer Caspienne vers le golfe Persique. Pouvez-vous commenter la mise en œuvre de ce projet? La Russie, quels avantages pourrait-elle tenir de la création de ce canal? A quelle résistance de la communauté internationale pourrait-il faire face?
Sergueï Lavrov: On peut s'arrêter sur la première question, concernant mes informations disponibles. Je n'en sais rien. Et les questions restantes ne sont donc plus pertinentes. Bien que certains puissent sans doute avoir des idées de ce genre. Les canaux sont en vogue aujourd'hui. Nos amis nicaraguayens veulent créer sur leur territoire un canal parallèle à celui de Panama. Ils examinent déjà au sérieux cette possibilité.
En ce qui concerne le canal que vous avez mentionné, je n'en ai rien entendu. Je suis au courant des idées de percer un canal entre la mer Noire et la mer Caspienne, mais l'examen scientifique de cette initiative a souligné son caractère risqué. Et j'ai appris aujourd'hui que l'Ukraine a lancé sur internet un vote concernant la création d'un canal qui devrait séparer physiquement la Crimée du pays. Des idées de ce genre sont donc assez tenaces.
Question: Quelle initiatives internationales doit entreprendre la Russie pour renforcer le taux de change de la monnaie nationale?
Sergueï Lavrov: Ce n'est pas tout à fait ma spécialité. Je ne veux pas donner des conseils peu professionnels. A mon avis, le taux de change de notre monnaie s'est stabilisé après des chutes rapides. Il s'agit d'un fait reconnu par tout le monde, selon la presse, y compris occidentale que j'ai lue. Mais je ne peux rien dire sur le développement futur des évènements. Il vaut mieux suivre les commentaires des experts.
Question: On vous connaît non seulement comme le Ministre des Affaires étrangères, mais aussi comme une personnalité talentueuse, un poète. Des extraits de vos allocutions deviennent souvent des citations populaires, car vous avez un style individuel caractérisé par une maitrise parfaite de la langue et la verve. Comme je suis étudiante, je voudrais savoir la chose suivante: si vous avez un métier bien aimé qui passionne et exige le maximum d'efforts, comment peut-on l'empêcher de vous absorber, garder le monde intérieur diversifié et l'individualité? Comment peut-on ne pas franchir la ligne séparant le professionnaliste et l'impersonnalité? Pouvez-vous donner des recommandations à moi et à mes camarades, se basant sur votre expérience?
Sergueï Lavrov: Il est très difficile de faire une analyse psychologique de soi-même. Pour moi le travail a toujours été la priorité, mais il ne vous faut pas vous laisser guider par ce principe dans votre vie. Je n'ai jamais passé aux loisirs sans avoir fait tout le travail nécessaire. Je le faisais avec acharnement, car je voulais probablement en finir parfois plus rapidement, ce qui nuisait à sa qualité.
Question: On assiste depuis six mois à une escalade rapide des tensions sur la péninsule coréenne à cause des tests balistiques de la Corée du Nord et de la réaction ferme de Washington. Dans la foulée, la Russie fait tout son possible pour maintenir la paix. Pourrait-elle prévenir une ingérence militaire américaine dans les affaires des deux Corées?
Sergueï Lavrov: Par elle seule, elle n'y arrivera certainement pas. Dans cette affaire, il faut s'appuyer sur le bon sens de nombreux États. Tout d'abord, nous avons avec la Chine des approches communes et l'initiative fixée dans la déclaration des ministres des Affaires étrangères des deux pays lors de la visite du Président chinois Xi Jinping en Russie le 4 juillet dernier. Nous l'avons partagé à l'Onu: au Conseil de Sécurité, à l'Assemblée générale, dans toutes les résolutions. Nous rappelons que toutes les résolutions prévoyant des sanctions du Conseil de sécurité de l'Onu stipulent en même temps la nécessité de rechercher une solution pacifique, de reprendre les négociations etc.
Aujourd'hui, nous faisons face à la situation, dont nous avons prévenu tout le monde: l'escalade des tensions revêt un caractère très dangereux. La séquence est toujours la même. On peut lancer n'importe où des essais nucléaires ou balistiques, avec le même résultat: des résolutions imposant des sanctions. Ensuite, on voit de nouvelles manœuvres américaines, suivies de nouveaux tests et de nouvelles sanctions. Nous avons proposé une approche cohérente de la désescalade. Dans ce contexte, nous avons soutenu l'initiative chinoise du "double gel": la Corée du Nord gèle ses essais et ses tirs, alors que les USA et la Corée du Sud réduisent en échange leurs exercices militaires de manière considérable. Nous l'avons indiqué encore à John Kerry. Et il nous a répondu la même chose que nous entendons actuellement de la part de l'administration de Donald Trump: il ne s'agit pas d'un échange équivalent car les tirs et les essais de la Corée du Nord sont interdits par le Conseil de sécurité de l'Onu, alors que les exercices militaires sont tout à fait légitimes. Mais nous affirmons qu'il ne faut pas tenir obstinément à une telle logique légaliste. Personne n'accuse évidemment les Américains d'avoir violé le droit international, mais si la guerre est possible - les États-Unis confirment qu'ils élaborent très activement l'option militaire - et si nous voulons la prévenir, celui qui est plus fort et plus sage, devra faire le premier pas. Tout le monde comprend parfaitement qui est qui dans ce duo. Mais, au final, qui sait…
Le Ministre américain de la Défense James Mattis a plus d'une fois souligné qu'une solution militaire pourrait provoquer des victimes humaines colossales. Les Américains nous le confirment également. Nous leur indiquons que cela touchera principalement leurs alliés - le Japon et la Corée du Sud - mais ils estiment que la situation pourrait ne pas leur laisser aucun choix. Il s'agit d'un scénario tout à fait horrible. Nous tenterons donc de relancer les négociations. Nous savons que les Américains utilisent un canal semi-secret, semi-officiel et semi-académique pour parler à Pyongyang. Nous n'avons rien contre cela, nous voulons qu'ils se mettent d'accord sur la désescalade pour que tout le monde se calme, relance les négociations et se parle.
Nous avons un objectif commun: la dénucléarisation de la péninsule coréenne. Nous voulons que le Nord n'ait aucune arme nucléaire et que le Sud n'ai pas non plus d'armements de ce type, américains ou créés par lui-même. Il est pourtant nécessaire de reconnaître que tout pays, y compris la Corée du Nord, a le droit de garantir sa sécurité. On a entendu beaucoup de menaces de changer le régime du pays et de le réunir de manière forcée avec la Corée du Sud. C'est pourquoi j'ai salué l'initiative récente du Secrétaire d'État Rex Tillerson qui stipule "quatre non": non au recours à la force, au changement du régime, à la réunification accélérée des deux Corées et au passage de la 38e parallèle par les troupes américaines. Des propos tout à fait justes. Malheureusement, ils ne se transforment toujours en initiatives concrètes qu'on pourrait utiliser pour lancer les négociations. Nous tentons d'utiliser tous nos canaux et de trouver avec les participants aux pourparlers à six des choses permettant d'élaborer des méthodes fonctionnelles et d'éloigner la situation des menaces militaires réciproques. Cela prévoit évidemment un renoncement catégorique de la Corée du Nord aux essais de tout genre et aux tirs de missiles.
Question: William Gladstone, célèbre homme d'État britannique, considérait la gestion efficace à l'intérieur du pays comme le principe essentiel de la politique étrangère. Que pensez-vous de ces propos? Sont-ils, d'après vous, justes?
Sergueï Lavrov: Plus fort est un pays d'un point de vue économique, social ou sécuritaire, plus efficace est sa politique étrangère. C'est incontestable. Le fait que notre politique étrangère a considérablement progressé et atteint un niveau très élevé, où tout le monde est obligé de tenir compte de la Russie, nous différencie de la situation des années 1990 où nous avions une économie pratiquement inexistante et un secteur social très dégradé. Aujourd'hui, nous faisons sans doute face aux difficultés liées aux circonstances actuelles, mais notre économie est tout à fait viable. Tout le monde le reconnaît. Nous le constatons notamment dans le domaine de la politique étrangère, où il est pour nous plus facile à travailler que dans les années 1990.
Question: On sait que votre biographie est très intéressante et riche en événements. Vous avez visité beaucoup de pays, connaissez beaucoup de personnalités éminentes et des chefs d'État étrangers. Quel épisode de votre carrière diplomatique a été le plus marquant et le plus mémorable, une leçon pour vous et, probablement, pour nous tous?
Sergueï Lavrov: Tous les épisodes les plus marquants de ma vie ne sont pas liés uniquement à mon servie diplomatique. Je ne veux pas oublier des choses. Beaucoup de moments m'ont apporté de la satisfaction du travail accompli. Cela concerne notamment la signature d'un nombre d'accords bilatéraux que nous avons conclus avec les pays voisins, y compris en ce qui concerne le règlement final des litiges frontaliers. C'était très important suite au démembrement de l'URSS. Il s'agit également de l'entente sur le dossier nucléaire iranien qui a pris des années. J'espère que nous réussirons à la conserver bien que de nombreuses personnes à Washington veuillent la torpiller le plus rapidement possible. C'est une mauvaise idée qui ne fait pas partie de la logique de la non-prolifération, mais de celle du maintien du chaos contrôlé. Dès qu'on voit le début de changements positifs, ceux qui tentent de tirer des profits de la situation instable, créent chaque fois de nouveaux obstacles. Je me souviens également de notre entente sur la Syrie avec l'ancien Secrétaire d'État américain John Kerry, obtenue il y a un an, suite à la rencontre des présidents russe et américain Vladimir Poutine et Barack Obama en Chine, où ils ont concerté de manière conceptuelle leurs approches du problème syrien en se basant sur le compromis. Nous étions chargés de transmettre tout cela sur le papier. Cela a pris du temps. Mais on a rédigé ce texte. Il s'agissait d'une véritable percée. Si les Américains n'avaient pas fait preuve de leur incapacité de réprimer le Front al-Nousra, la crise syrien aurait déjà, selon moi, atteint le stade du règlement politique sans aucune récidive. Il existe beaucoup d'épisodes. Je n'y ai pas vraiment pensé. Comme je n'ai aucune envie d'écrire mes mémoires, je n'ai pas systématisé les choses agréables de ma vie.
Question: Comme l'ont déjà fait remarquer de nombreux experts, y compris vous-même, certains pays occidentaux ont développé depuis des dizaines d'années un système de déstabilisation et de violation de la souveraine des pays plus faibles qui n'ont pas de moyens nécessaires pour se protéger. On utilise ce système avec succès depuis 20 ou 30 ans en Europe de l'Est et au Moyen-Orient. Il a frappé l'Irak, la Lybie et un nombre d'autres pays. Quoi qu'il en soit, le cas de la Syrie, dont le Président Bachar al-Assad s'est mis à défendre la souveraineté de son pays, a été considéré par beaucoup de personnes comme la possibilité de faire échouer ce système malveillant et injuste. Pensez-vous que la victoire en Syrie sera un facteur crucial dans le changement du système établi au Moyen-Orient? Et quel sera le vecteur de ce changement?
Sergueï Lavrov: Personne ne doute que le règlement syrien soit un facteur positif non seulement pour le Moyen-Orient, mais aussi pour les relations internationales en général. Dans tous les cas, cela pourrait mettre fin à un nombre d'interventions grossières, comme par exemple en Irak - où tout a été fait sans aucune délibération à l'Onu - ou en Lybie - où on a violé le mandat limité octroyé par le Conseil de sécurité de l'Onu. Le fait que la Syrie a pris un autre chemin, notamment grâce à notre aide, irrite nos partenaires occidentaux. La volonté de conserver la domination, dont ils bénéficiaient depuis des siècles, les pousse à des initiatives radicales et à des actions irréfléchies.
Par ailleurs, ils tirent eux-mêmes des propos sur la levée éventuelle des sanctions. Nous avons dès le début indiqué que ce sujet ne nous touchait pas. Comme c'est vous qui les avez introduites, c'est à vous de les lever. Nous n'avons aucune envie de débattre des conditions de leur annulation. Mais ils indiquent à eux-mêmes, à la communauté internationale, à la presse et aux médias que la Russie doit mettre en œuvre les accords de Minsk bien que ces derniers mentionnent dix fois le régime de Kiev sans évoquer la Russie une seule fois. De nombreuses personnes commencent de se rendre compte de l'absurdité de cette condition. Des hommes politiques allemands en parlent publiquement. Ils soulignent leur volonté de lever les sanctions, comprennent qu'il faut coopérer avec la Russie, car il est difficile de résoudre certains problèmes sans sa participation. Mais ils affirment que Moscou doit d'abord mettre en œuvre les accords de Minsk. Ensuite ils se sont mis à évoquer le sujet syrien: si la Russie coopérait avec nous en Ukraine et cessait de soutenir Bachar al-Assad, nous lèverions les sanctions. Selon la logique de Freud, ils témoignent ainsi de leur mécontentement contre toutes les initiatives positives de la Russie. Malheureusement, ces gens existent toujours, bien qu'ils soient de moins en moins nombreux. Néanmoins, ceux qui tiennent à ces positions sont actuellement au pouvoir et y resteront pour longtemps encore. Et nous sommes obligés de travailler avec eux.
Dans un sens plus large, il s'agit d'un signal indiquant qu'on ne peut plus dicter unilatéralement des décisions sans tenir compte de l'opinion du pays concerné, ni de celle des pays intéressés de telle ou telle manière. Mais cette approche est incapable de changer la tendance. Comme je l'ai déjà dit au début, les tendances générales s'orientent vers un monde multipolaire. Avant son avènement, nous faisons face à une période de transition, si nous comprenons bien la situation actuelle des relations internationales. Dans le cadre de cette phase, nous nous approchons de l'apogée de la résistance de cette tendance. Et nous l'atteindrons prochainement. De plus en plus de nos partenaires occidentaux comprennent qu'il ne faut pas peut-être se résigner aux réalités, mais se rendre compte des tendances réelles de l'époque moderne, car ils pourront défendre leurs intérêts nationaux de manière plus facile et plus efficace s'ils suivent cette tendance au lieu d'aller à son encontre.
Question: Comme l'on sait, l'histoire est cyclique. L'histoire de l'État russe et de sa diplomatie, a-t-elle eu, selon vous des épisodes similaires à la situation actuelle?
Sergueï Lavrov: On ne fait jamais face à des situations identiques, mais l'histoire peut se répéter plusieurs fois. La Russie a connu des périodes très nombreuses de son endiguement. Si vous vous intéressez à l'histoire vous les connaissez toutes. Notre pays a fait face aux troubles et aux envahissements. Mais ces périodes n'ont jamais détruit notre peuple, ni l'ont mis en servitude. Tôt ou tard, il trouvait des forces intérieures pour riposter. Au cours des guerres "chaudes", comme la Grande Guerre patriotique ou la Guerre patriotique de 1812, il s'agissait d'une lutte décisive et ferme pour la libération nationale. Dans d'autres situations on avait probablement besoin d'un autre type de courage, lié à la patience et à la création des conditions nécessaires pour la victoire. Je pense que nous avons toujours énormément de patience. Personne ne veut une guerre "chaude" et nous n'avons aucune envie d'y participer. Cependant, compte tenu des événements actuels, nous avons besoin des armes, de l'armée, de la marine et des forces aérospatiales correspondantes à la réalité actuelle.
Je lis beaucoup de publications occidentales. Les analyses des revues militaires reconnaissent que nous avons aujourd'hui une armée et des forces aériennes très modernes. La puissance de notre marine leur semble particulièrement frappante. Et nous ne le disons pas pour provoquer une course aux armements, ni tester la résistance des autres. Le fait est qu'on a vu beaucoup de situations où un pays faiblement armé avait été absorbé, pas sur le plan juridique, mais d'un point de vue de son autonomie.
Encore une fois, nous avons fait face à beaucoup de tentatives d'endiguement, y compris par des moyens militaires. Ainsi que par les sanctions. Ce n'est pas pour la première fois qu'on introduit des sanctions aussi larges contre nous. Prenons l'époque soviétique, si vous êtes au courant de cette histoire. L'URRS a subi beaucoup de sanctions. Mais nous avons non seulement un territoire énorme et très riche, l'armée, la marine et les forces aérospatiales, mais aussi le peuple russe qui a génétiquement absorbé notre culture civilisationnelle, notre ouverture envers le monde en stipulant en même temps que nous sommes prêts à parler et à créer des liens d'amitié avec ceux qui veulent nous répondre par l'égalité et la réciprocité au lieu de tenter de nous imposer leurs règles. Je suis sûr que tous qui parlent aux Russes à l'étranger ou en visitant la Russie, sont parfaitement au courant de ces qualités. J'espère que vos collègues étrangers qui font leurs études avec nos citoyens, ressentiront très bien se grand trait du peuple russe.