Interview du Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov à la chaîne REN TV, Moscou, 13 mars 2016
Question: Plusieurs établissements diplomatiques russes en Ukraine ont été attaqués ces derniers jours: l'Ambassade de Russie à Kiev et les consulats généraux du pays à Lvov et à Odessa. Que se passe-t-il actuellement avec le personnel de nos représentations? Leur vie et leur santé sont-elles menacées? Comment vivent-ils concrètement ces conditions de siège?
Sergueï Lavrov: Nous contrôlons régulièrement cette situation et sommes en contact avec l'Ambassadeur de Russie en Ukraine et le personnel de nos représentations diplomatiques. Ils se tiennent bien, correctement, dignement, comme des individus qui ressentent que derrière eux leur Patrie et leur pays ne les laisseront pas tomber. Les actes des vandales qui ont attaqué l'Ambassade de Russie et nos consulats généraux, y compris en pénétrant sur leur territoire pour arracher les drapeaux russes (cela a été fait, d'après moi, par le député ukrainien Parassiouk) sont révoltants. Nous n'avons eu vent d'aucune réaction de ce qu'on appelle la "communauté internationale".
Quand des citoyens iraniens avaient pénétré sur le territoire du consulat général de l'Arabie saoudite, cela avait fait beaucoup de bruit. Nous avons adhéré au processus qui visait à protéger inconditionnellement les représentations diplomatiques comme l'exigent toutes les conventions signées par tous les pays du monde. Dans le cas présent, nous ne constatons aucune réaction de la part de nos collègues occidentaux. Ils sont davantage préoccupés actuellement par les exigences d'en finir avec le procès de Nadejda Savtchenko et de la libérer – c'est un sujet à part. Mais l'hypocrisie et la duplicité sont flagrantes.
Notre personnel a toutes les clés en main pour prévenir les actes illégitimes, possède des moyens de défense, mais le principal élément est évidemment la prévention d'une telle activité de la part des "superviseurs" des autorités ukrainiennes, qui ont une influence décisive sur le gouvernement actuel de Kiev. Nous en parlerons aujourd'hui une nouvelle fois avec le Secrétaire d’État américain John Kerry. Nous avons également envoyé les signaux appropriés dans les capitales européennes.
Question: Est-ce que les diplomates ont tout le nécessaire? Ne risquent-ils pas d'avoir des problèmes d'approvisionnement en eau et en nourriture? Si je comprends bien, ils ne peuvent pas sortir dans la rue, c'est assez dangereux.
Sergueï Lavrov: Il y a des possibilités d'approvisionnement et des réserves. Nous avons restreint significativement les sorties en ville, notamment sans forte nécessité de service. Je pense que nous ne devons pas nous inquiéter pour la situation de nos diplomates et des membres de leur famille. Nous les soutenons activement et empêcherons tout acte illégitime à leur égard.
Question: Fera-t-on payer à l'Ukraine des réparations pour le bâtiment endommagé et tout ce qui se passe actuellement?
Sergueï Lavrov: Évidemment, nous exigerons des dédommagements.
Question: Vous venez de mentionner l'affaire Savtchenko. Pouvez-vous confirmer avoir parlé au Ministre ukrainien des Affaires étrangères Pavel Klimkine et évoqué cette question avec lui?
Sergueï Lavrov: Nous nous sommes parlés plus d'une fois. Le Ministre ukrainien des Affaires étrangères Pavel Klimkine m'a téléphoné il y a quelques jours pour demander d'autoriser une nouvelle visite de médecins ukrainiens à la détenue. Je rappelle que par le passé, une telle visite a déjà eu lieu, que des médecins ukrainiens ont examiné Nadejda Savtchenko et qu'ils étaient accompagnés par sa sœur. Aujourd'hui, alors que s'est répandue la nouvelle d'une nouvelle grève de la faim par Nadejda Savtchenko, Pavel Klimkine a demandé de faire encore une exception et d'assurer un contact avec des médecins, même s'il a souligné qu'il comprenait que cela n'était pas vraiment admis par les procédures russes et dans l'ensemble dans la "pratique pénitentiaire internationale". Nous avons étudié cette demande et avons envoyé une requête au tribunal qui examine cette affaire, car elle est actuellement à disposition du tribunal. Après la session du 9 mars, le juge s'est dit prêt à autoriser un tel contact avec les médecins. Mais comme pendant la séance Nadejda Savtchenko n'a eu de cesse que d'outrager le tribunal (beaucoup ont pu la voir à la télévision, nos chaînes ont placé des "bips" pour censurer le langage injurieux mais Euronews a décidé de ne pas le faire), le tribunal a jugé qu'il n'accorderait pas de faveurs à Nadejda Savtchenko. Je le répète, cette dernière a insulté ouvertement la cour. Le Ministre ukrainien des Affaires étrangères Pavel Klimkine a téléphoné hier et exprimé ses regrets à ce sujet (d'ailleurs, il appelait de Turquie où le Président ukrainien Petro Porochenko est en visite). Pavel Klimkine ne présentait pas ses excuses pour le comportement de Nadejda Savtchenko mais il était parfaitement conscient que l'accusée était elle-même responsable de la tournure des événements en sa défaveur, si elle avait vraiment besoin d'un médecin. Selon nos informations (nos médecins la visitent régulièrement, et je suis en contact avec la direction du Service fédéral d'application des peines), rien n'indique que Nadejda Savtchenko souffre d'une maladie incurable. Dans l'ensemble, elle se sent bien et fait du sport. J'ai expliqué à Pavel Klimkine que par humanité nous avions fait tout ce que la partie ukrainienne avaient demandé, que nous avions fait exception au règlement appliqué dans de telles circonstances. Mais le comportement abject et insolent de Nadejda Savtchenko a rendu impossible la visite des médecins dont nous avions déjà convenu.
Question: Nadejda Savtchenko bénéficie d'un soutien grandissant, parallèlement aux accusations de dopage contre les sportifs russes. S'agit-il, selon vous, de campagnes spécialement organisées pour porter atteinte à l'image de la Russie?
Sergueï Lavrov: Je ne suis pas partisan de la théorie du complot, mais force est de constater que beaucoup de choses s'accumulent.
Les chefs d'inculpation contre Nadejda Savtchenko sont très graves: elle est accusée de complicité de meurtre prémédité de journalistes russes dans une zone de conflit. Leur sort, comme l'a souligné plusieurs fois le Ministère russe des Affaires étrangères, intéresse peu les bienfaiteurs occidentaux de Kiev. Par contre, ils utilisent la situation personnelle - et certainement peu enviable - de Nadejda Savtchenko à des fins franchement politiques. De toute évidence, elle-même apprécie cet état de fait et joue activement le jeu. C'est leur choix.
Vous avez parfaitement raison: on fait s'emballer ce sujet de manière disproportionnée par rapport à la situation, aussi grave qu'elle soit et aussi grave que soient les accusations. On appelle déjà à adopter des sanctions contre la Russie et à établir une "liste Savtchenko".
En fait, les sanctions tendent à devenir un substitut de la politique et de la diplomatie, notamment chez nos collègues américains. Washington a déjà suggéré de décréter de nouvelles sanctions contre la Russie en lien avec les événements en Syrie, au moment même où, avec les Américains et en nous appuyant sur l'accord entre nos deux présidents, nous promouvons le processus de paix, avons adopté deux résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies et avons créé le GISS avec deux groupes de travail qui se réunissent régulièrement à Genève pour évoquer le cessez-le-feu et l'aide humanitaire. Néanmoins, Washington (pas le "noyau" de l'Administration, mais d'autres représentants politiques influents tout de même) exige de nous "punir" pour la Syrie également. Même si, je le répète, nous travaillons en Syrie à l'invitation du Gouvernement légitime. Avant cela, pendant presque cinq ans, ce pays a été bombardé et déchiré par le premier venu, en violation de la Charte de l'Onu. C'était acceptable pour tout le monde et personne ne remarquait le nombre de réfugiés submergeant l'Europe. Aujourd'hui, on cherche à nous rendre responsable de tout cela. Récemment le Secrétaire général de l'Otan Jens Stoltenberg a effrontément accusé la Russie d'être la cause de l'aggravation de la crise actuelle en Europe.
Nadejda Savtchenko, la Syrie et d'autres prétextes semblent vouloir être utilisés pour décréter des sanctions contre nous. A tout cela s'ajoutent également d'autres sujets.
Comme vous l'avez dit, cette histoire de dopage est aujourd'hui très médiatisée. Étant donné ce qu'on peut lire actuellement chez nos partenaires occidentaux, je ne serais pas étonné que quelqu'un annonce bientôt que les forces aérospatiales, les forces armées et la diplomatie russes travaillent "sous dopage", et qu'on nous interdise à ce titre de participer à tout processus mondial.
Plus sérieusement, ces nombreuses interdictions et accusations visant nos meilleurs grands sportifs ont soulevé beaucoup de questions. Elles sont apparues immédiatement après l'interdiction du meldonium, une substance autorisée pendant des décennies, utilisée par les sportifs et les personnes souffrant d'insuffisance cardiaque. Ces dernières années, les commentaires des spécialistes et des experts, y compris des créateurs de ce produit, expliquaient franchement et professionnellement que ce n'était pas vraiment un produit dopant mais de rétablissement de l'organisme par rapport à ses fonctions de base – la présence d'oxygène et de magnésium. Ce meldonium n'a probablement pas eu de chance parce qu'il est "né" en Lettonie à l'époque soviétique. Si cela s'était produit quand la Lettonie avait rejoint le "monde civilisé", aurait-on préparé un autre sort au meldonium? Je ne sais pas, je ne veux pas faire de mauvais esprit, je veux simplement souligner dans le plus grand sérieux que les conclusions professionnelles concernant la justification de cette démarche de l'Agence mondiale antidopage (AMA), qu'on entend aujourd'hui dans les médias, ne reçoivent aucun écho de la part de sa direction. Je pense que des explications professionnelles doivent être données aux questions professionnelles. La direction de l'AMA avait probablement de bonnes raisons, que la communauté scientifique et d'experts ignore. Il faut les exposer. Pour l'instant, on entend seulement les déclarations de Dick Pound, chef de la commission indépendante de cette organisation, qui ne présente pas les arguments professionnels de cette décision, très étrange selon les experts, mais affirme que désormais la Russie se verra interdire définitivement la participation aux Jeux olympiques parce qu'elle serait complètement corrompue, y compris dans le domaine du sport. Tout cela ne dépasse pas le niveau des bavardages de rue. Il ne s'agit en rien d'une conversation professionnelle entre gens sérieux. Nous respectons l'AMA et voulons coopérer avec elle honnêtement, sans slogans ni tentatives d'usurper la vérité scientifique et les connaissances médicales. Nous avons également des experts et ils sont présents dans d'autres pays.
Bien sûr, certaines coïncidences mènent à des associations d'idées, mais j'espère que cette vague retombera bientôt car ces attaques infondées contre nous sont sans perspectives. Et cela devient clair pour les gens sensés d'Europe et d'Amérique.
Question: On dit que ces pratiques ont été rendues possibles parce que le Mildronate est un médicament répandu en Russie et un peu en Europe de l'Est.
Sergueï Lavrov: J'ai lu plusieurs versions, et notamment qu'après plusieurs décennies d'usage fructueux pour prévenir l'insuffisance cardiaque et d'autres affections ordinaires, ce produit avait depuis peu un concurrent aux USA. Il y aurait derrière cette affaire une certaine histoire de concurrence déloyale dans le domaine pharmaceutique – je n'en connais pas le fond, je n'oserais pas porter de jugement. Je peux dire une chose: l'AMA est un mécanisme appelé à veiller à ce que le dopage ne soit pas utilisé dans le sport et à justifier professionnellement ses approches. La dernière décision de cette organisation a soulevé des questions chez les professionnels. Il faut y répondre professionnellement et honnêtement.
Question: Monsieur Lavrov, vous avez mentionné les sanctions. Les Américains disent qu'il est nécessaire de décréter de nouvelles mesures à cause de certaines questions telles que l'affaire Savtchenko. Ces nouvelles sanctions sont-elles envisageables? Vous parlez souvent avec le Secrétaire d’État américain John Kerry. Avez-vous l'impression que les USA et leurs alliés européens sont prêts à aller plus loin?
Sergueï Lavrov: Vous savez qu'à Washington il y a "plusieurs tours". Il faut donc le prendre en compte. J'ai de bonnes relations personnelles avec le Secrétaire d’État américain John Kerry, nous avons des sympathies personnelles réciproques, nous parlons parfois de choses qui n'ont rien à voir avec le travail: le sport et la vie en général. Il vient souvent en visite en Russie, il a rencontré plusieurs fois le Président russe Vladimir Poutine, il communique régulièrement avec moi, y compris par téléphone tous les 2-3 jours. Ces derniers temps nous avons des contacts relativement positifs en marge de divers événements, nous nous parlons régulièrement, entre autres sur les affaires syriennes. Je vois en lui un homme sincère, un professionnel qui connaît bien la situation internationale, qui a conscience des véritables intérêts légitimes de son pays dépourvus de toute idéologie et qui construit les relations en se fiant à sa propre intuition, y compris avec la Russie, pour promouvoir les intérêts des USA mais en cherchant à trouver un équilibre d'intérêts avec ses partenaires. C'est une position honnête. Dans l'ensemble, nous adoptons la même approche.
Le Secrétaire d’État américain John Kerry vient régulièrement à Moscou ou à Sotchi pour parler au Président russe Vladimir Poutine. Sa dernière visite remonte à décembre 2015, suite à laquelle il avait déclaré en conférence de presse qu'il n'était pas partisan de l'isolement de la Russie. Quelques jours plus tard Washington annonçait de nouvelles sanctions qui, selon lui, ne faisaient que "préciser certains détails techniques". En réalité il s'agissait de nouvelles mesures très sérieuses. Difficile de comprendre la logique. Si c'est un jeu de "bon flic, mauvais flic", alors tout cela est assez primitif.
Nous ne travaillons pas avec les USA pour leur plaire ou pour qu'ils soient plus souples avec nous. Nous coopérons dans les domaines où un résultat est possible, qui serait dans l'intérêt de la Fédération de Russie. Nous collaborons avec les Américains sur le processus de paix syrien car nous n'avons pas besoin d'entités terroristes au Moyen-Orient, car nous ne voulons pas que les terroristes qui y combattent commencent à inquiéter nos voisins et notre pays. De la même manière, nous avons coopéré sur le dossier nucléaire iranien car nous n'avons pas besoin de nouvelles puissances nucléaires et que, dans le même temps, nous devons défendre le droit universel de tous les pays à l'énergie nucléaire pacifique - ce que nous avons fait en parvenant à un accord avec l'Iran. Nous n'avons absolument pas besoin de l'arme nucléaire, qui plus est des ambitions et des menaces nucléaires émanant de la Corée du Nord. Nous chercherons donc à la persuader de revenir à la table de négociations et de coopérer avec l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA).
Tout comme nous n'avons pas besoin de la crise en Ukraine. Nous comprenons que les USA ont une influence décisive sur la position de Kiev et que c'est eux qui y "dirigent" la vie quotidienne. C'est pourquoi, pragmatiques, nous coopérons non seulement avec nos partenaires allemands et français dans le cadre du "Format Normandie", mais également avec les Américains: un canal bilatéral spécial a été mis en place. J'espère que ces derniers comprennent la nécessité de chercher certains compromis qui permettraient de remplir entièrement les Accords de Minsk.
Le général Philip Breedlove, commandant des forces américaines en Europe, avance des thèses complètement aberrantes selon lesquelles il faudrait "se préparer à la guerre et à la victoire sur la Russie". Au sens propre. On voit donc aux USA s'activer un parti de la guerre et un parti des sanctions. Il est probablement difficile de changer de l'intérieur quand on est génétiquement habitué à ce que son pays n'écoute personne, à ce que nul ne lui dicte quoi faire et que c'est justement lui qui dicte sa volonté aux autres.
Les temps changent, et je le prends très philosophiquement. On est forcément perverti, en un sens, quand on détient une puissance incontrôlée. Aujourd'hui les Américains ressentent qu'ils ne peuvent pas régler seuls les problèmes graves, qu'ils ne peuvent même plus faire pression sur leurs alliés de longue date comme la Turquie - qui ignore leurs exigences en ce qui concerne le processus de paix syrien. Les Américains coopèrent en Syrie avec les Kurdes, tandis qu'Ankara considère le parti de l'Union démocratique (partenaire et allié des USA) comme une organisation terroriste et la bombarde depuis son territoire. Nous avons attiré plusieurs fois l'attention des Américains sur le fait que que cela transgressait tous nos accords et résolutions, mais ils détournent le regard avec confusion et disent qu'ils sont d'accord avec nous, mais qu'il faut un certain temps pour calmer certains acteurs.
Washington est loin d'être tout-puissant. Cette attitude de cow-boy disparaîtra, bien sûr. C'est douloureux et cela prendra un certain temps. Mais nous serons compréhensifs et attendrons que cette nouvelle réalité se tasse dans la tête des politiques de Washington. Pendant ce temps, nous coopérerons sur les dossiers qui répondent à nos intérêt et, évidemment, nous réagirons fermement à toute action hostile à notre encontre.
Question: Notre équipe de tournage s'est rendu à la frontière turque du côté des Kurdes syriens et a pu constater, de visu, les conséquences des bombardements. Les habitants de la zone ont témoigné que c'était l'unique groupe de télévision russe à être venu sur place. L'équipe a filmé des chars turcs avec du matériel en train de se retrancher. Toutes ces informations sont disponibles et même le Ministère russe de la Défense a pu les visionner.
Sergueï Lavrov: Je l'ai vu et entendu. Il s'agit d'une expansion "rampante": les Turcs ont annoncé depuis longtemps qu'ils n'admettraient pas le renforcement des Kurdes au nord de la Syrie. Il faut rappeler que sur le territoire syrien, ces derniers occupent une enclave Ouest et une enclave Est, séparées entre elles par un territoire contrôlé par Daech. Mais même si les Kurdes ont combattu l'organisation terroriste avec notre soutien et celui des Américains, les Turcs ont déclaré que l'unification de ces deux enclaves était "inadmissible", même au prix de la victoire sur Daech. Ankara ne veut pas que les Kurdes s'unissent sur le territoire syrien. A première vue c'est un problème qui concerne la Syrie, pas la Turquie. C'est un sujet à part. C'est pourquoi nous pensons que le processus de négociations qui commence à Genève doit obligatoirement inclure les Kurdes, si nous pensons vraiment ce que nous disons quand on déclare notre attachement à la souveraineté et à l'intégrité territoriale de la Syrie.
En écartant les Kurdes des négociations sur l'avenir de la Syrie, comment peut-on espérer qu'ils veuillent rester au sein de cet État? S'ils étaient ignorés, ils "laisseraient tomber" la communauté internationale et toutes ses méthodes. C'est pourquoi avec d'autres pays - sauf la Turquie - nous insisterons fermement pour que l'Onu ne plie pas sous les ultimatums et invite les Kurdes à la table des négociations dès le début du processus de paix.
En exigeant d'empêcher tout renforcement des parties kurdes en Syrie, la Turquie a commencé à revendiquer un droit souverain à créer de prétendues "zones de sécurité" sur le territoire syrien. Selon nos informations, les soldats turcs se "retranchent" déjà à quelques centaines de mètres de la frontière en Syrie. Le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu s'est récemment rendu en UE, à Bruxelles, où a été évoquée la crise migratoire - plus exactement, on élaborait une réponse à l'ultimatum turc. Au final la réponse a soulevé de sérieuses questions aussi bien du point de vue de l'autorité de l'UE, de sa réputation et de sa capacité à défendre ses intérêts légitimes que de la manière dont ces accords s'inscrivent dans le droit humanitaire international. Des commentaires ont déjà été donnés par le Bureau du Haut-commissaire de l'Onu pour les réfugiés et par des ONG, mettant en exergue que les principes juridiques internationaux fixés dans les conventions universelles pour les réfugiés avaient été ignorés en grande partie. Dans les déclarations et les documents signés entre la Turquie et l'UE, on trouve également un lien indirect indiquant que l'Union européenne comprend la nécessité de créer des zones de sécurité sur le territoire syrien. Nous avons demandé à Bruxelles dans quelle mesure cette approche correspondait à sa position annoncée publiquement et officiellement en soutien à toutes les décisions du Conseil de sécurité des Nations unies, soulignant le caractère inadmissible de l'effondrement de la Syrie et de la violation de son intégrité territoriale. Nous attendons une réponse.
Question: Du côté de la Turquie il est question de la construction d'une ville entière pour accueillir les réfugiés sur le territoire syrien. Comment réagira-t-on à cette initiative?
Sergueï Lavrov: Comme je l'ai déjà dit, nous estimons qu'il est inacceptable de procéder à une quelconque action sur le territoire syrien sans l'accord du Gouvernement syrien. Je rappelle que nous sommes le seul pays (avec l'Iran), dont les représentants (les forces aérospatiales russes et les conseillers iraniens) travaillent à l'invitation du gouvernement légitime sur le territoire syrien. Tous les autres États, y compris les membres de la coalition antiterroriste menée par les USA, agissent sans aucune autorisation juridique - ni résolution du Conseil de sécurité des Nations unies ni accord direct avec le gouvernement légitime. Mais quand nous avons établi le contact avec la coalition américaine par l'intermédiaire de Washington et avons convenu de coopérer pour éviter les incidents imprévus et non prémédités dans les airs, puis dernièrement de coordonner les questions relatives à l'approfondissement et au renforcement de la trêve et à l'acheminement de l'aide humanitaire, le Gouvernement syrien a accepté une telle formule et estime que si la Russie participe au processus, la souveraineté de la Syrie n'est pas transgressée.
Question: Cette formule est-elle fixée dans un document?
Sergueï Lavrov: Non, mais le Gouvernement syrien a dit qu'il acceptait l'intervention d'un acteur extérieur si ce dernier coordonnait ses actions avec la Fédération de Russie, qui travaille légitimement en Syrie.
Question: Si, grâce aux actions communes contre Daech, cette organisation était poussée à quitter la Syrie, ne risquerait-elle pas de s'installer dans les pays voisins – en Jordanie, au Liban? Ne se répandrait-elle pas au Moyen-Orient et y a-t-il un plan d'action si un tel scénario se concrétisait?
Sergueï Lavrov: Il est déjà en train de se produire. Daech s'installe activement en Libye et au Yémen où derrière cette guerre - dont personne n'a besoin et qui éclate constamment en dépit des accords périodiques de trêve et des négociations - beaucoup oublient ou ignorent que les terroristes en profitent, y compris Daech, qui cueillent les fruits de cette confrontation pendant que la coalition menée par l'Arabie saoudite fait la guerre aux Houthis et aux partisans de l'ex-président yéménite Ali Abdallah Saleh. Les terroristes s'installent dans les régions du Yémen qui ne reçoivent pas l'attention nécessaire ni des autorités ni de l'opposition. Daech prend également racine en Afghanistan, y compris au nord en évinçant les talibans et sans chercher à s'entendre avec eux. C'est une tendance très dangereuse. Et bien évidemment, Daech en Irak fait partie du problème associé à l'idée de création d'un "califat" en territoire syrien et irakien. La capitale de Daech en Irak, Mossoul, et les forces irakiennes soutenues par la coalition américaine y mènent des opérations. En Syrie c'est dans la ville de Racca, principale ville du "califat" proclamé par Daech sur le territoire syrien. Nous sommes prêts à coordonner nos actions avec les Américains, car Racca se trouve dans l'Est de la Syrie où la coalition américaine est très active. A une certaine étape, les Américains proposaient de "répartir le travail": les forces aérospatiales russes devaient se concentrer sur la libération de Palmyre, et la coalition américaine, avec un soutien russe, devaient se concentrer sur la libération de Racca.
Question: Autrement dit, nous allons gagner?
Sergueï Lavrov: En tout cas, cela a démontré notre participation à une étape avancée de la lutte contre le terrorisme en Syrie. Les États-Unis prennent conscience du fait qu'il ne faut pas simplement échanger des informations pour éviter les accidents entre nos forces armées, mais réellement coordonner nos actions pour lutter contre le terrorisme. Sinon, nous n'arriverons à rien.
On reçoit actuellement des signaux assez contradictoires sur les véritables intentions des Américains. Nous avons installé des lignes téléphoniques d'urgence entre les militaires et leur commandement installés dans la capitale jordanienne, et notre commandement de cette opération à la base de Hmeimim. De plus, des officiers russes et américains sont présents à Genève. Mais il y a toujours un canal de liaison d'urgence entre Moscou et Washington – entre notre Ministère de la Défense et le Pentagone. Mais parfois certains, entre autres les représentants officiels du Pentagone, déclarent qu'il n'existe aucune coordination avec la Russie. Puis nous posons la question au Secrétaire d’État américain John Kerry et à ses collègues du Département d’État qui répondent que la coopération existe, mais qu'il faut simplement expliquer les choses de manière à n'offenser personne à cause de ce partenariat avec la Russie. Je dirais que c'est une position enfantine: les USA regardent à droite et à gauche pour savoir ce que les autres pensent. Le problème est clair. Daech est une menace commune pour tout le monde. Vous avez correctement noté que quand Daech sera défait en Syrie et en Irak (je pense que ce sera prochainement), il faudra de toute façon s'occuper des "métastases" de ce "califat". Daech se distingue d'Al-Qaïda et d'autres organisations terroristes connues jusqu'à récemment par le fait que cette entité a été la première à proclamer comme objectif la création d'un État, d'un "califat", et non simplement le fait d'infliger un préjudice à ceux qu'elle considère comme "infidèles" dans d'autres religions ou au sein de l'islam. Daech a accompli sa tâche efficacement jusqu'à un certain moment, en imposant sur certains territoires ses règles barbares. Mais beaucoup de gens fatigués de la guerre ont accepté ces règles au moins pour que quelque chose soit prévisible.
C'est une idéologie assez dangereuse compte tenu des principes complètement inhumains sur lesquels s'appuie Daech, qui cherche à pervertir l'islam et à attirer des partisans en spéculant sur les problèmes non réglés des Palestiniens et d'autres conflits au Moyen-Orient, sur le fait que la civilisation occidentale menée par le "grand diable" n'apporte que la destruction au monde arabe, l'empêchant de se développer.
D'ailleurs, très récemment, le neveu de l'ex-président américain Robert Kennedy Jr. a écrit un article paru dans la revue Politico où il rappelle comment, en 1957, son oncle John Kennedy, futur président américain et sénateur à l'époque, insistait pour qu'au Moyen-Orient les Américains agissent en respectant la volonté des pays de cette région et cessent de s'ingérer, y compris militairement. A l'époque, la ligne de la CIA et du Pentagone avait prédominé: les deux administrations estimaient nécessaire de prendre le contrôle de tous ces États quoi qu'il arrive, et que si un régime n'était pas favorable il fallait le changer sans réfléchir. Il y a eu plusieurs interventions ouvertes et cachées. Le descendant de l'un des plus grands présidents américains conclut que "tous les problèmes du Moyen-Orient ont été engendrés par la volonté des USA d'imposer ses règles en ignorant complètement les sentiments et les attentes des pays de la région".
Dans son article, il souligne également un autre point intéressant: les Américains ne voulaient pas les proclamer comme ennemis ni renoncer aux contacts avec eux - ils voulaient coopérer. Mais les Américains ont prouvé à plusieurs reprises qu'ils trahissaient facilement leurs amis, comme ils ont trahi le Président égyptien Hosni Moubarak. Quelques jours après le début du Printemps arabe au Caire, il a compris que la population voulait des changements et a démissionné dignement, sans fuir le pays, en laissant sa place au vice-président. Il n'a pas fui l’Égypte et s'est installé dans sa maison de Charm el-Cheikh. Quelques jours plus tard il a été enfermé, amené au Caire et traduit en justice. A l'époque, au printemps 2011, nous avons envoyé des signaux aux Américains pour savoir si c'était correct. Hosni Moubarak était un homme de dignité, un patriote, il défendait les intérêts de l’Égypte et des USA, entretenait de bonnes relations avec l'Europe et la Russie. Pourquoi ne pouvions-nous pas nous adresser aux leaders de la révolte au Caire pour qu'ils relâchent cet homme âgé et éminent au lieu de le transporter dans une cage comme un animal ou un criminel dangereux? Ils ont détourné le regard. Le Président syrien Bachar al-Assad, au cours de ses premières années de présidence, était très bien reçu dans les capitales européennes. "C'est dans le malheur qu'on reconnaît ses amis" a dit un sage homme. Les gens au Moyen-Orient voient parfaitement l'attitude à leur égard.
Nous souhaitons réellement que l'Union européenne soit forte et autonome. C'est évidemment un sujet en soi de la vie internationale, mais la ligne de l'UE en politique étrangère subit une très forte pression des USA. Nous souhaitons qu'elle soit unie, qu'elle prenne des décisions en partant des intérêts de ses pays membres et de la "Grande Europe". J'espère que la situation actuelle, notamment la crise migratoire, servira de leçon aux autorités de cette structure où on entendait il n'y a pas si longtemps que "ceux qui sont arrivés chez nous sont des gens civilisés". Il y avait cet orgueil, ce ton hautain disant que les droits de l'homme étaient respectés et qu'il était inutile de s'en préoccuper et d'en parler à l'Onu ou au Conseil de l'Europe, qu'ils géraient tout, qu'ils comptaient même s'occuper du respect des droits de l'homme chez les autres... Les pays de l'Europe sont solidaires: si la Russie a regardé de travers l'un d'eux (or qui avons-nous regardé de travers?) ils seront unis par rapport cette "politique russe inadmissible". Aujourd'hui, la crise migratoire a montré ce que valait cette solidarité non pas en période de calme, mais quand le malheur arrivait.
Nous n'en tirons absolument aucun plaisir, nous ne nous moquons pas, mais nous rappelons que nous avons proposé depuis longtemps de former un espace économique humanitaire commun. Ce projet implique évidemment le règlement du problème des migrants, l'élaboration d'une politique migratoire commune, la coopération dans le domaine de la distinction entre les migrants économiques et les réfugiés politiques. L'UE a accepté l'idée avec réticence et seulement à des moments isolés. Mais dans le fond elle manquait de volonté politique pour commencer à construire un espace économique humanitaire commun.
Aujourd'hui on nous accuse en disant que notre participation à la lutte contre le terrorisme en Syrie est pratiquement la principale cause de la crise migratoire, alors que cette dernière a commencé bien avant, quand on a bombardé la Libye pour la transformer en plaque tournante de la contrebande de migrants clandestins venus d'Afrique, d'Irak, d'Afghanistan et même du Pakistan. On continue encore d'essayer de présenter la situation comme si tous les migrants actuellement présents en Europe étaient des Syriens. C'est également une déformation de la vérité et une tromperie du public.
On dit également que nous expulsons des réfugiés en Scandinavie, en Norvège et en Finlande. Nous avons actuellement un dialogue normal avec les Finlandais et les Norvégiens, nous voulons régler ces problèmes. Mais à chaque apparition d'un problème, essayer de voir son origine en Russie devient absurde. Beaucoup de représentants politiques de tous les bords le comprennent, et même certains dirigeants de l'UE.
En 2004 nous disions déjà que cet empressement à accepter de nouveaux membres dans l'UE et l'Otan, alors qu'ils ne correspondaient pas aux critères de l'époque de ces deux organisations, avait été dictée par la volonté de maîtriser au plus vite l'espace géopolitique et de prendre en quelque sorte à la Russie ce qui restait après l'Union soviétique. Nous le prenions philosophiquement en disant à nos collègues: "Pas de problème, seulement par la suite ne vous laissez pas mener par ces pays car certains d'entre eux, par exemple les pays baltes, ont une mentalité russophobe". On nous répondait: "Il n'y a rien de mal. Ils adhéreront à l'UE et à l'Otan, se calmeront, prendront leurs repères et se sentiront en sécurité". Malheureusement, c'est loin d'être le cas, et les russophobes cherchent à dicter leur volonté en Europe. Les grands États commencent de plus en plus à comprendre le caractère nuisible et l'absence de perspectives de telles tentatives.