Interview de Sergueï Lavrov, Ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, pour l'émission "Revue internationale" d'Evgueni Primakov sur la chaîne Rossiya 24, 1er novembre 2019, Moscou
Question: Parmi les événements récents, les plus dramatiques se déroulent actuellement en Syrie. Ces dernières semaines, la situation a considérablement évolue. Quelle est-elle aujourd'hui? Dans quelle mesure disposons-nous d'une "clé" de la situation? Les Américains ont annoncé avoir éliminé le leader de Daech Abou Bakr al-Baghdadi, et de leur côté le Président russe Vladimir Poutine et le Président turc Recep Tayyip Erdogan ont conclu un accord sur la séparation des forces.
Sergueï Lavrov: Le Ministère russe de la Défense a déjà formulé un commentaire sur Abou Bakr al-Baghdadi. Nous voulons obtenir des informations supplémentaires. L'annonce était solennelle et exaltante, mais nos militaires examinent pour l'instant les faits supplémentaires - de nombreuses choses affirmées par les Etats-Unis n'ont pas encore été confirmées. C'est pourquoi je laisserai cette situation de côté.
Cependant, l'élimination de ce terroriste, si elle était avérée (car cela fait plusieurs fois qu'Abou Bakr al-Baghdadi a été déclaré mort), serait certainement un fait positif compte tenu de son rôle néfaste dans la formation de Daech et la tentative de créer un califat. Nous savons bien qu'il est (ou "était", s'il est déjà mort) une engeance des États-Unis. Daech est apparu en tant que tel après l'invasion illégale de l'Irak, la destruction de l’État irakien et la libération des extrémistes emprisonnés, détenus par les Américains, puis relâchés. C'est pourquoi dans une certaine mesure, les Américains ont éliminé celui qu'ils avaient engendré - si c'est vraiment le cas.
En ce qui concerne la situation générale, il est indéniable que grâce aux accords conclus à Sotchi nous avons stoppé une sérieuse effusion de sang, nous avons fait passer le problème de la confrontation entre les Turcs et les Kurdes dans le cadre des mesures visant à renforcer la confiance. Deux grandes zones ont été formées à l'Ouest et à l'Est de ce territoire sur lequel sont entrées les forces turques après l'échec de leurs négociations avec les États-Unis. La progression a été stoppée par l'entente entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan. Le retrait des groupes armés kurdes avec des armements a été réalisé sur les autres parties de la frontière turco-syrienne. Des gardes-frontière syriens ont été envoyés sur la majeure partie de ces territoires avec la police militaire russe. Le processus devrait s'achever d'ici un jour, comme convenu à Sotchi, après quoi commencera la patrouille conjointe de la police militaire russe et des militaires turcs sur une zone de 10 km de large des frontières. En tout, la distance séparant les groupes armés kurdes de la frontière s'élève à 30 km.
De nombreuses questions devront être réglées en réalisant ce projet. Mais les policiers militaires russes ont déjà été déployés avec les gardes-frontière syriens. Ils communiquent avec la population locale. Des militaires supplémentaires ont été envoyés pour participer à l'opération. La population les accueille très bien.
Il me semble qu'aujourd'hui, nous avons créé les conditions qui permettront de s'entendre calmement, pas dans les intervalles entre les activités militaires, sur le sort des Kurdes en Syrie. C'est un problème qui ne saurait être ignoré. Je dirais qu'il est plus large que le prisme de la crise syrienne. Des Kurdes vivent en Irak, en Iran, ils sont nombreux en Turquie même. Personne ne souhaite que ces pays, que cette région, explose à cause de la tension autour du problème kurde, que les Kurdes aient l'impression d'être inférieurs. C'est pourquoi il faut chercher une entente basée avant tout sur la souveraineté et l'intégrité territoriale de chacun de ces pays et, deuxièmement, garantissant aux Kurdes, comme à toute autre minorité ethnique et confessionnelle, des droits inaliénables en matière de langue, de culture, etc.
Question: Pendant l'émission précédente, nous nous sommes demandé dans quelle mesure cette situation était gagnant-gagnant - toutes les parties ont profité du dénouement de cette crise. Les Syriens reprennent le contrôle d'une grande partie de leur territoire et des frontières. Les Turcs obtiennent des garanties de sécurité. Les États-Unis, comme l'a déclaré Donald Trump, se retirent formellement (mais pas jusqu'au bout, car il s'avère qu'ils resteront dans une région pour contrôler le pétrole). La Russie joue le rôle de médiateur et de garant. Récemment j'ai vu une excellente caricature: Vladimir Poutine tenant une grande boule de serpents avec l'inscription "Moyen-Orient" et disant quelque chose du genre: "La Russie contrôle enfin la situation au Moyen-Orient. Et maintenant?" Une question que posent non pas les spécialistes, mais les spectateurs et les auditeurs: "Pourquoi?"
Sergueï Lavrov: Je ne pense pas que Vladimir Poutine se voie dans le rôle de dompteur de serpents. Ce n'est pas ainsi que nous considérons les acteurs au Moyen-Orient.
Question: C'était une caricature américaine, ils le voient ainsi, pas nous.
Sergueï Lavrov: Nous le laissons sur leur conscience. Je veux simplement indiquer que nous ne nous positionnons pas ainsi et ne voyons pas nos partenaires au Moyen-Orient sous cette forme. Chacun a sa vérité, ses intérêts. Il y a les traditions orientales, notamment de promouvoir les intérêts par des méthodes pas totalement ouvertes. C'est la vie, la diplomatie et bien d'autres choses. Différentes formes de promotion des intérêts nationaux.
Nous partons du principe qu'il est dans notre intérêt d'avoir un Moyen-Orient stable et prévisible, une région avec laquelle nous avons depuis longtemps des liens spirituels, économiques, culturels et politiques. Nous étions solidaires de la lutte pour la décolonisation de l'Afrique, par exemple, et avons obtenu des résultats conséquents. L'an prochain nous célébrerons le 60e anniversaire de la Déclaration de l'Onu sur l'octroi de l'indépendance aux pays et aux peuples coloniaux initiée par l'Union soviétique avec la plupart des pays du Mouvement des non-alignés. Bien sûr, nous avons beaucoup de choses en commun du point de vue des traditions chrétiennes. Le Moyen-Orient est le berceau des trois principales religions monothéistes, et l'effondrement de la coexistence pacifique entre ces cultures singulières à cause de l'agression des États-Unis contre l'Irak est une immense tragédie, l'un des résultats les plus négatifs des actions irréfléchies d'ingérence dans les affaires intérieures de l'Irak, puis de la Libye. On a tenté de le faire en Syrie. Heureusement, cela n'est pas arrivé et n'arrivera pas.
L'Union soviétique, notre pays, a activement coopéré avec les pays de cette région dans le rétablissement de leur économie, et ils souhaitent vraiment poursuivre le renforcement de cette coopération mutuellement bénéfique avec nous en s'appuyant sur les acquis du passé. La construction d'une zone industrielle russe commencera très prochainement en Égypte au large du canal de Suez. Plus de 20 grandes compagnies se sont déjà inscrites à titre de futurs résidentes. Y sera localisée la production d'entreprises russes pour l’Égypte et d'autres pays du continent africain. D'ailleurs, je dirai entre parenthèses que d'autres pays expriment leur intérêt pour un tel projet au sud du Sahara, notamment la Namibie.
C'est pourquoi nous avons besoin de cette région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord en tant que partenaire avec lequel nous pouvons coopérer de manière mutuellement bénéfique, garantir les intérêts des Chrétiens, notamment pour les pèlerinages de nos citoyens. De nombreuses choses nous lient. Il est incompétent et imprévoyant de présenter la ligne de la Russie en Syrie et dans la région, comme cherchent à le faire certains observateurs, comme un signe de tentatives artificielles de notre part, d'ambitions disproportionnées par rapport à notre statut (selon certains).
Question: C'est donc organique. Je ne suis pas le seul, d'autres experts tentent de dire (cela concerne manifestement, en partie, notre idée nationale) que nous transmettons des valeurs de souveraineté et de sécurité, c'est-à-dire de paix.
Sergueï Lavrov: Probablement, oui. L'Occident parle énormément de valeurs. Sous ces valeurs, les néolibéraux et d'autres sous-entendent la permissivité. Chez nous, les valeurs sont contenues dans le lait maternel et sont léguées par nos ancêtres. Ce sont les valeurs de souveraineté mais aussi, je dirai, de bonté et de justice, de vérité.
Question: En parlant des valeurs que tente de transmettre l'Occident: vous poursuivez une discussion très intéressante avec nos collègues occidentaux pour savoir si le nouvel ordre mondial est basé sur des règles ou, tout de même, sur le droit international et le système de l'Onu. Pour une personne ordinaire, la phrase selon laquelle le monde est basé sur des règles paraît logique. Qu'est-ce qui ne nous convient pas dans cette formulation?
Sergueï Lavrov: Je poserais la question différemment: qu'est-ce qui ne convient pas à l'Occident dans la formulation "droit international"? Parce que pour nous les seules règles qui existent et sont reconnues sont le droit international incarné par les conventions et les décisions du Conseil de sécurité des Nations unies adoptées légitimement et obligatoire pour tous ceux qui ont signé et ratifié ces documents. Je répète: ce sont les conventions et les décisions du Conseil de sécurité des Nations unies, les accords internationaux.
Les résolutions de l'Assemblée générale des Nations unies ne sont pas le droit international, ce sont des documents de recommandation, comme le stipule la Charte de l'Onu.
Voici un exemple. Il y a des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies sur le processus de paix israélo-palestinien, si nous parlons de cette région, qui exigent la création de deux États, la Palestine et Israël, coexistant en paix et en sécurité avec tous les autres pays de cette région. Ce sont des résolutions obligatoires adoptées plusieurs fois au Conseil de sécurité des Nations unies. Elles ne sont pas appliquées. L’État israélien a été créé immédiatement après la décision prise à l'Onu en 1948, alors que l’État palestinien n'est toujours pas créé, et de toute évidence certains de nos partenaires, notamment les États-Unis, ne veulent pas le créer. Au lieu de remplir ces résolutions, les Etats-Unis nous promettent depuis trois ans un "deal du siècle" qui - tout le monde l'a déjà compris - n'impliquera pas la création d'un État palestinien à part entière. Voici un exemple qui montre comment le droit international, sous la forme des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, est substitué par des règles que les États-Unis ont inventées car elles étaient commodes pour eux.
Autre exemple: la Convention sur l'interdiction des armes chimiques (CIAC). Cette convention a créé l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC), qui dispose de son propre Secrétariat technique ayant le droit, octroyé par la Convention, d'enquêter sur les incidents s'il y a des soupçons d'usage de substances chimiques interdites, et de rapporter aux États membres de la Convention si des substances interdites ont été utilisées ou non. Tout cela est écrit dans la Convention sur les fonctions du Secrétariat technique de l'OIAC. La Convention peut être modifiée uniquement en soumettant, en mettant en point et en ratifiant des amendements. Au lieu de cela, les pays occidentaux ont convoqué une conférence des parties et, par un vote minoritaire, en manipulant les règles de la procédure, ont pris cette décision. Sur les 194 membres de la Convention, 82 voix ont voté pour attribuer au Secrétariat technique de l'OIAC non seulement la fonction de déterminer si une substance interdite a été utilisée, mais également le droit d'en désigner l'auteur (ce qu'on appelle la fonction attributive). Cette fonction octroie aux collaborateurs techniques du Secrétariat technique de l'OIAC le droit de déterminer les coupables. C'est un autre exemple de substitution du droit international, sous la forme d'une convention universelle, par une décision illégitime qui introduit une nouvelle règle violant la Convention et profitant aux collègues occidentaux.
Ces exemples sont nombreux. On peut relever également celui de la Convention sur l'interdiction des armes biologiques (CABT). Nous essayons depuis vingt ans de créer un mécanisme de vérification pour cette Convention, depuis son entrée en vigueur. Avant tout, c'est les États-Unis qui bloquent pratiquement en solitaire la création d'un tel mécanisme. Au lieu de cela ils essaient d'imposer via le Secrétariat de l'Onu l'idée que ce dernier doit surveiller qui et comment respecte la Convention biologique. Un autre exemple de quand, au lieu d'un élément universel du droit international, on cherche à imposer ses règles égoïstes et floues. Ces exemples sont très nombreux.
Question: Je peux compléter la liste. avec nos accords avec les Américains: le Traité FNI enterré, le Plan d'action global commun.
Sergueï Lavrov: Le Plan d'action - oui. Parce que le Plan d'action a été une décision du Conseil de sécurité des Nations unies obligatoire à remplir. Non seulement les États-Unis se sont retirés de ce Plan d'action, mais ils interdisent également à tous les autres de remplir la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. Le FNI n'est pas tout à fait la même chose. Chaque partie avait le droit d'annoncer son retrait, et six mois plus tard le Traité était rompu.
Question: A un moment donné, n'allons-nous pas nous retrouver dans une situation où toutes les bases auxquelles nous nous accrochons ne fonctionnent plus? On dit qu'il faut réformer l'Onu, le Conseil de sécurité des Nations unies, tout le système du droit international. Est-ce que nous plongeons dans un nouveau monde où il n'y aura plus du tout de règles, mais des relations situationnelles?
Sergueï Lavrov: Les récentes actions des Américains prêtent à croire qu'ils ne seraient pas opposés à l'effondrement de l'ensemble du système d'accords internationaux, du moins en matière de stabilité stratégique et de maîtrise des armements. Regardez: 2002, ils enterrent le Traité ABM. Cette année, le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI). On propage déjà l'information selon laquelle la sortie du Traité Ciel ouvert est annoncée pratiquement officiellement. Les États-Unis ont officiellement décidé de ne pas ratifier le Traité sur l'interdiction complète des essais nucléaires (TICE). Nous n'entendons de Washington (et nous le rappelons régulièrement) aucun écho sensé à nos propositions d'entamer les négociations sur la prolongation du Traité de réduction des armes stratégiques (START) après son expiration en février 2021.
Je pense que la communauté internationale fera tout de même entendre sa voix en faveur du maintien du système garantissant la stabilité stratégique, la parité et les accords en matière de maîtrise des armements. Du moins, lors de la session actuelle de l'Assemblée générale des Nations unies, nous avons soumis un projet de résolution appelant à s'entendre sur les nouvelles approches permettant à tous de se sentir un tout petit peu plus paisiblement qu'aujourd'hui.
Question: Nous nous souvenons de la précédente crise des missiles en Europe, dans les années 1980, qui a en partie servi de base à une nouvelle détente par la suite - avec l'apparition de traités pour la réduction des missiles à portée intermédiaire. Mais espérons-nous aujourd'hui que l'Europe quittera le "parapluie" des États-Unis et dira tout à coup: "Qu'est-ce que vous faites?" D'autant qu'une scission a lieu aux États-Unis mêmes. Sur qui pouvons-nous compter? Sur l'administration de Donald Trump qui veut quitter tous les accords possibles?
Sergueï Lavrov: En ce qui concerne les missiles nous avons déjà proposé à l'Europe, et plusieurs fois à l'Otan, de soutenir notre moratoire unilatéral sur le déploiement des armements interdits par le Traité FNI. Aucune réaction. Le Président russe Vladimir Poutine a envoyé une note à plus de 50 dirigeants de différents pays, y compris à tous les membres de l'Otan. La réponse donnée oralement sous-entendait qu'ils ne pouvaient pas accepter un tel moratoire parce que la Russie avait déjà déployé ses missiles en Europe, dans la région de Kaliningrad. Une nouvelle fois, cela s'appuie sur des affirmations infondées, selon lesquelles nous aurions testé le missile 9M729 à une portée interdite par le Traité, soit plus de 500 km. Nos nombreuses questions et requêtes de présenter des images satellites ou d'autres preuves tangibles de ces affirmations sont rejetées. Tout comme celle de présenter les documents sur l'enquête autour de "l'affaire Skripal" (empoisonnement à Salisbury), ou encore d'expliquer pourquoi, dans le cas du Boeing malaisien par exemple, les Américains n'ont pas fourni les images satellites, et les Ukrainiens n'ont pas dévoilé les données des radars et bien d'autres. On nous dit constamment que, "highly likely", nous sommes responsables.
La même chose se produit avec l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques où, en manipulant le Secrétariat technique, sont avancées des versions concernant des incidents avec des armes chimiques en Syrie, en pointant une nouvelle fois du doigt le gouvernement de Bachar al-Assad, alors que les procédures auxquelles il a été fait recours pour déterminer qui a utilisé l'arme chimique et pourquoi sont directement contraires à la CIAC.
Question: Nous attendons-nous actuellement à quelque chose de nouveau comme une arme chimique à Idleb, par exemple?
Sergueï Lavrov: Cela peut arriver à tout moment. Les États-Unis continuent de soutenir les provocateurs appelés Casques blancs, qui se trouvent à Idleb sur les territoires contrôlés par Hayat Tahrir al-Cham, c'est-à-dire le Front al-Nosra. Ce qui témoigne une fois de plus de la réputation de ces Casques blancs. Or leur implication directe dans plusieurs provocations a été prouvée par des images vidéo et la conférence de presse avec la participation d'enfants qui avaient été utilisés pour des mises en scène. Nous avons organisé cette conférence de presse à La Haye dans le cadre d'une réunion de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques. Une guerre médiatique très sérieuse est en cours.
En parlant de la tension dans le monde, j'ai énuméré les accords internationaux qui ont garanti la stabilité pendant une longue période, et sont détruits aujourd'hui avant tout par les États-Unis. Pratiquement en solitaire, ces derniers refusent d'entamer la discussion sur la proposition soumise par la Russie et la Chine à la Conférence du désarmement et la prévention de la course aux armements dans l'espace. Et voici les plans annoncés par le Pentagone: outre la réduction du seuil d'utilisation de l'arme nucléaire, il met l'accent sur la création de munitions nucléaires de faible puissance (dites tactiques); aujourd'hui les Américains ont pris une décision prévoyant le déploiement d'armes dans l'espace dans le cadre du développement du système de défense antimissile. Le cyberespace est également considéré de plus en plus par les Américains comme un secteur de confrontation militaire potentielle, la même logique est inculquée aux membres de l'Otan.
Pour l'instant, je ne vois aucun signe indiquant que les Européens pourraient se dresser contre les tentatives de transformer leur territoire en territoire de conflit militaire potentiel, hormis peut-être les initiatives proposées par le Président français Emmanuel Macron, que nous trouvons raisonnables et qui méritent une attention et un débat, de construction d'une architecture de sécurité en Europe avec la Russie, et pas contre la Russie. En même temps, la France et d'autres pays européens prennent conscience du fait que l'Amérique veut les utiliser à leurs fins, avant tout au profit de son industrie de l'armement, mais qu'elle n'a plus vraiment l'intention de défendre l'Europe. Du moins, ces craintes sont suscitées par certaines déclarations des autorités américaines.
Question: Monsieur Lavrov, dans cette situation, la Chine est-elle pour nous un allié, un partenaire, un appui? Notre tournant vers l'Est, annoncé depuis longtemps et à plusieurs reprises, est-il un "détournement" de l'Occident? Les dernières informations, ce que vous avez énuméré maintenant, tout cela est comparable à juillet-août 1914. Certains disent que la menace d'une guerre grandit. Or nous aurions même promis à la Chine de coopérer dans le système d'alerte de frappe de missile. La Chine est-elle notre allié?
Sergueï Lavrov: Si nous parlons des relations avec la Chine, elles n'ont jamais été à un tel niveau de qualité et de confiance dans tous les domaines, et en particulier dans le domaine de l'économie en tant que pilier de nos relations et garantie des intérêts de nos pays sur la scène mondiale. Si l'on sous-entend par alliance une alliance militaire, ni la Russie ni la Chine n'ont l'intention de créer une telle alliance militaire. C'est d'ailleurs écrit noir sur blanc, notamment dans les documents adoptés pendant la visite officielle du Président chinois Xi Jinping en Fédération de Russie en juin dernier. Ils stipulent directement que cette logique d'absence de volonté de créer une alliance militaire découle de la position clairement fixée selon laquelle nous ne développons pas nos relations contre un autre pays.
Mais si l'on sous-entend par alliance la défense du droit international, des fondements de l'ordre mondial basé sur la Charte de l'Onu, la lutte contre les tentatives d'ingérence dans les affaires intérieures d'autres États, qui plus est en recourant à la force, alors oui, dans la défense de ces principes nous sommes absolument des alliés avec la Chine. Nous sommes notamment des alliés sur les questions nécessitant aujourd'hui une réaction dans l'économie mondiale, où contrairement à toutes les règles de l'Organisation mondiale du Commerce (OMC), aux règles de ce qu'on appelle le marché libre, sont utilisées des méthodes de concurrence franchement déloyale, je dirais même sale, et les exemples sont nombreux.
Personne n'est à l'abri des sanctions, même les alliés des Américains. C'est une sorte de "bâton" brandi sans réfléchir. Le Président russe Vladimir Poutine l'a dit plusieurs fois: c'est une erreur colossale des Etats-Unis parce que oui, certains pays plus faibles se soumettront, essaieront d'obéir aux ultimatums américains afin d'éviter ou d'échapper aux sanctions, mais à moyen et, qui plus est, à long terme, cela nuira au dollar, parce que les États-Unis ont prouvé que leur monnaie n'était pas fiable. Tous ceux qui utilisent les dollars dans leurs relations économiques avec d'autres pays peuvent à tout moment être pris en otage des plans géopolitiques américains.
Question: Et que reste-t-il de nos relations avec les États-Unis? La propriété diplomatique est toujours sous saisie. Nous avons réussi à faire revenir Maria Boutina. Konstantin Iarochenko est en prison. Viktor Bout est en prison. Notre Consulat général de San Francisco est fermé.
Sergueï Lavrov: Six sites ont été saisis d'une manière très brutale. Contrairement aux promesses qui nous ont été faites, nous n'avons toujours été autorisés à visiter aucun d'entre eux. Nous continuons de chercher techniquement les solutions en la matière. Je soulève ce thème à chaque fois lors de mes contacts avec le Secrétaire d’État américain Mike Pompeo. Nous étudions la possibilité de procès judiciaires. Pour des raisons qu'on devine, c'est un sujet compliqué - la justice aux États-Unis. Les traits processuels spécifiques des États-Unis sont tels qu'il faut toujours prendre plusieurs précautions avant de compter sur la justice de ces procès.
C'est une bonne chose que Maria Boutina soit rentrée. Nous avons vu à quel point elle était heureuse, à quel point elle était forte malgré un an et demi de pression psychologique, et même physiquement c'était difficile pour elle dans les conditions de sa détention dans différentes prisons. Mais plusieurs dizaines de Russes sont détenus aux États-Unis. Certains sont encore en procès et font l'objet d'une enquête, d'autres ont déjà été condamnés, comme Viktor Bout, Konstantin Iarochenko et Roman Seleznev. Tous nos citoyens, et ces trois derniers en particulier, sont détenus dans des conditions qui sont loin d'être parfaites par rapport aux exigences du droit international et des accords internationaux. L'accès à leur personne est loin d'être toujours accordé tel que c'est convenu dans différentes conventions bilatérales et internationales.
Question: Le Ministère russe des Affaires étrangères ne les abandonne pas?
Sergueï Lavrov: Nous ne cesserons jamais de travailler dans ce sens. Nous obtenons des progrès, même s'ils sont mineurs. Par exemple, la famille de Viktor Bout lui a rendu visite et a pu communiquer avec lui pendant une assez longue période.
En principe, c'est évidemment une activité illégale. Tous les soupçons des États-Unis relatifs à nos citoyens selon lesquels ils pourraient exercer une activité illégale doivent nous être transmis via les canaux établis par la convention consulaire bilatérale, au lieu de les kidnapper. Viktor Bout a été extradé de Thaïlande en transgressant la loi thaïlandaise, Konstantin Iarochenko du Liberia, et Roman Seleznev des Maldives. Ils ont été littéralement enlevés par des agents américains en bafouant grossièrement la souveraineté de ces deux pays.
Que reste-t-il avec les États-Unis, hormis ces problèmes? Nous avons réussi à relancer les consultations sur la lutte contre le terrorisme. Nos militaires disposent d'un canal de "deconflicting" pour la Syrie. Il y a un dialogue entre nos diplomates pour savoir comment nous pourrions contribuer au processus de paix syrien, même si, pour des raisons évidentes, nos objectifs coïncident avec la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies sur le respect de l'intégrité territoriale de la Syrie et nous sommes en Syrie à l'invitation du gouvernement légitime, et les États-Unis confirmeront qu'ils respectent cette même résolution mais vous voyez ce qu'ils font avec le territoire syrien: ils ont voulu, ils sont venus; ils ont voulu, ils sont partis, puis ont changé d'avis et sont revenus.
Question: Le pétrole, encore et toujours.
Sergueï Lavrov: Oui, toujours le pétrole. "Peu importe Daech, mais nous protégerons le pétrole pour que le gouvernement syrien ne s'en empare pas." Notre Ministère de la Défense a expliqué en détail, documents à l'appui, ce que faisaient les Américains avec le pétrole. Le pétrole est exporté pour être raffiné en dehors de la Syrie, et c'est grâce aux revenus de ce pétrole que les États-Unis soutiennent les groupes armés loyaux.
Nous entretenons avec eux un dialogue sur l'Afghanistan. Un format Russie-Chine-États-Unis a été créé, auquel le Pakistan a adhéré. L'Iran souhaite s'y joindre. Il peut être prometteur. Il y a une bonne interaction sur la Corée du Nord, sur la péninsule coréenne dans l'ensemble.
Mais ce sont des axes sectoriels, à part, de la politique internationale. Et nous n'observons pas de progrès systémiques sur les initiatives avancées à plusieurs reprises par la Russie, notamment lors des sommets du Président russe Vladimir Poutine et du Président américain Donald Trump. Je fais notamment allusion à la stabilité stratégique, et en particulier au Traité de réduction des armes stratégiques (START). Je fais allusion à la conversation sur tous les problèmes en termes de stabilité stratégique - pas seulement l'arme nucléaire, mais également d'autres types d'armes de destruction massive, les armes stratégiques non nucléaires, les problèmes de militarisation de l'espace, le Traité sur l'interdiction complète des essais nucléaires (TICE).
Dans l'ensemble, nous ne renonçons pas au dialogue sur les nouveaux types d'armes, les nouvelles technologies militaires, notamment celles annoncées par le Président russe Vladimir Poutine en 2018 lors de son allocution devant l'Assemblée fédérale. Nous sommes accusés de cacher quelque chose. Nous ne cachons rien: nous proposons d'en parler également dans le cadre d'un grand dialogue commun sur tous les aspects de la stabilité stratégique. C'est une position très claire exprimée aux Américains. Il n'y a pas encore de réaction cohérente. La seule réaction est: "Faisons cela avec vous et la Chine." Qu'avons-nous à voir là-dedans? Si les Chinois acceptaient, nous ne serions que ravis d'élargir le format de nos consultations et pourparlers. Mais dans ce cas se pose la question du Royaume-Uni et de la France. Et ce ne sont que les puissances nucléaires officielles. C'est pourquoi si tout bute sur le fait que nous devons persuader la Chine, il faut bien comprendre que nous n'avons pas l'intention de le faire. Les partenaires chinois nous ont dit que leur structure des forces nucléaires stratégiques était foncièrement différente de la nôtre et de l'américaine. C'est vrai. Et ils n'ont pas l'intention de se joindre aux négociations à l'étape actuelle. C'est tout. Nous respectons cette position.
Il n'y a toujours pas de progrès dans le dialogue russo-américain sur le thème primordial de la stabilité stratégique. Tout comme sur une autre initiative systémique avancée par notre Président lors de sa première rencontre avec Donald Trump - je veux parler de la création d'un Conseil d'affaires composé de cinq ou six dirigeants de compagnies privées de chaque côté. Nous y travaillons depuis presque trois ans. Sans résultat pour l'instant. Toutefois, une telle perspective semble être apparue ces derniers temps, et on a laissé entendre qu'un progrès pourrait avoir lieu en novembre.
Rien n'est fait pour la création du Conseil d'experts, évoqué quand Mike Pompeo était en Russie en mai dernier. Il avait positivement réagi à l'idée de faire participer les politologues pour aider les diplomates et les représentants officiels russes et américains à trouver des accords permettant d'assurer un quelconque progrès dans la stabilité stratégique.
Question: Comme dans les années 1970-1980.
Sergueï Lavrov: On parlait à l'époque de "relations semi-officielles". Nous ne manquons pas d'initiatives qui permettraient d'impliquer les partenaires américains dans un dialogue respectueux et équitable. Mais la réaction à ces initiatives n'est pas très rassurante.
Question: Au moins, il y a de quoi travailler.
Sergueï Lavrov: Travailler ou rappeler constamment, et c'est ce que nous faisons.
Question: Pour ne pas se plonger dans un monde sans règles.
Sergueï Lavrov: Je pense que personne ne veut se retrouver dans un monde avec des règles qui signifieraient l'arbitraire pour tous les autres. Si nos collègues européens suivent le sillage des États-Unis sur les thèmes mentionnés, l'OIAC et bien d'autres, alors ils agissent de manière conjoncturelle. Ils ne comprennent pas que cette bombe sera reproduite également dans les situations où ils ne devront pas renoncer aux fondations du droit international et recevoir des règles imposées de l'extérieur. Ces situations sont parfaitement prévisibles. Comme en Libye. Quand on détruisait ce pays, des terroristes ont été utilisés pour renverser le régime de Mouammar Kadhafi. Après son renversement, les terroristes sont partis au Mali. Et c'est alors que nos collègues français, avouant ouvertement qu'ils les avaient armés, ont demandé un soutien pour combattre ces terroristes au Mali. Au lieu de remplir la résolution juridique internationale du Conseil de sécurité des Nations unies interdisant de fournir des armes en Libye, ils appliquaient la règle selon laquelle tous les moyens seraient bons pour renverser Mouammar Kadhafi. Puis ils ont été pris à leur propre piège. A ce jour, ces individus au Mali continuent de maintenir la tension et de commettre des attentats. La même chose a été faite en Irak quand Daech est apparu. La même chose s'est produite en Syrie quand le Front al-Nosra est apparu à partir d'Al-Qaïda. Toutes les tentatives d'appliquer des règles contraires au droit international sont néfastes. Le droit international stipule qu’aucun accord ne peut être passé avec les terroristes.