Interview du Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov sur Radio Russie, Moscou, 19 novembre 2015
Question: Monsieur Lavrov, merci d'avoir accepté cette interview. Notre première question concerne évidemment les récents événements et, en premier lieu, la tragédie qui a frappé la France. Après ces attentats, est-ce que les relations avec vos homologues étrangers se sont simplifiées? Peut-on dire que les différends sont dernière nous? Et surtout: est-ce que les déclarations que nous avons entendues dans les plus grandes capitales signifient que nos partenaires occidentaux ont enfin compris, où est-il encore trop tôt pour en parler?
Sergueï Lavrov: Nous commençons à recevoir des réponses à la question posée par le Président russe Vladimir Poutine à l'Assemblée générale de l'Onu en septembre: "Est-ce qu'au moins, vous comprenez maintenant ce que vous avez fait?". La réaction aux événements, si nous parlons de la Syrie, a commencé à changer, et je dirais que cela a commencé après la phase principale de l'Assemblée générale de l'Onu à laquelle participaient les chefs d’État, de gouvernements et les ministres des Affaires étrangères. Nous avons senti ce changement dans l'enthousiasme avec lequel a été accueillie l'idée d'organiser des négociations multilatérales en plein format sur la Syrie.
Jusqu'à récemment, nos partenaires occidentaux ne voulaient pas créer de cercle réunissant tous les pays influençant d'une manière ou d'une autre la situation en Syrie. Mais en mois nous avons pu organiser deux réunions du Groupe international de soutien à la Syrie, représentant tous les voisins du pays et tous les États pouvant, d'une manière ou d'une autre, influencer l'évolution de la situation. L'adoption, le 30 octobre et le 14 novembre, de deux documents de consensus sur les principes que la Russie promeut continuellement depuis le début de la crise syrienne, témoigne que nos partenaires occidentaux ont compris l'absence de perspective de leur ligne, qui se résume à l'ultimatum suivant: tous les problèmes seront réglés quand Bachar al-Assad partira. Quand nous avons lancé notre opération aérienne à la demande du Président syrien Bachar al-Assad, nous avons dit aux Américains que pour combattre le terrorisme, nous étions prêts à coordonner nos efforts et leur avons proposé une coopération relativement étroite, bien que leur coalition agisse en Syrie sans l'invitation du gouvernement légitime, sans mandat du Conseil de sécurité des Nations unies (contrairement à l'Irak qui a donné un tel accord), et malgré le fait qu'en Syrie les Américains, leurs partenaires otaniens et d'autres membres de la coalition agissent sans base juridique internationale. Comme vous le savez, la partie américaine n'a accepté de collaborer que pour empêcher des incidents aériens entre l'aviation russe et américaine, tout en rejetant une coordination approfondie et en déclarant encore récemment que seul le règlement de la question relative à la date concrète du départ de Bachar al-Assad permettrait de mettre au point la coordination pour combattre l’État islamique - organisation interdite en Fédération de Russie.
On dit de Bachar al-Assad qu'il est un "aimant à terroristes". Mais en posant la question ainsi et en suivant cette logique, il s'avère que le dirigeant syrien n'est pas le seul aimant pour Daech – le Liban, la Turquie, la France et l’Égypte sont aussi devenus des aimants pour l'organisation terroriste. La France et la Turquie insistaient sur le départ immédiat de Bachar al-Assad mais la logique "faites partir Assad et Daech se calmera" ne fonctionne pas du tout car l’État islamique cherche à créer son prétendu califat indépendamment de ce qui se passe en Syrie et de l'attitude envers Bachar al-Assad. Il me semble que l'appel téléphonique du Président français François Hollande au Président russe Vladimir Poutine après les terribles attentats de Paris, sa proposition de coordonner nos efforts et la réaction du Président exprimant la disposition à le faire sur la base d'une alliance montrent que les représentants politiques dotés de bon sens savent laisser de côté les problèmes secondaires et comprennent la nécessité de se concentrer sur la priorité principale – empêcher les tentatives de Daech de contrôler toujours plus de régions dans le monde.
Question: Monsieur Lavrov, dans une certaine mesure vous avez devancé ma question. Certains de nos auditeurs demandent: "La Russie a commencé à aider activement la Syrie ces 2-3 derniers mois. Pourquoi ne l'a-t-on pas fait plus tôt, par exemple il y a un an? Qu'est-ce qui nous empêchait de le faire?
Sergueï Lavrov: Nous avons toujours prôné un règlement pacifique du conflit. Quand il a éclaté, quand il y a eu une confrontation armée entre des manifestants - qui avançaient des exigences pour la plupart justes et claires - et le gouvernement - qui a entrepris des démarches tardives ne satisfaisant pas les protestataires - un conflit armé intérieur non international s'est déclenché. Comme vous le savez, nous avons presque immédiatement convoqué la Conférence de Genève où a été adopté le Communiqué de Genève appelant aux négociations entre le gouvernement et l'opposition sur la base d'une entente mutuelle. C'était un appel lancé aux parties de chercher des solutions pour réformer l’État, préserver les institutions, élargir les possibilités pour tous les groupes ethniques et confessionnels. C'était en juin 2012.
Après avoir approuvé le Communiqué de Genève, nous l'avons soumis au Conseil de sécurité des Nations unies en espérant qu'il serait immédiatement approuvé et que des efforts appropriés seront entrepris pour que les parties syriennes s'assoient à la table des négociations. Mais au Conseil de sécurité des Nations unies, nos partenaires occidentaux ont dit: "Nous n'approuverons pas le Communiqué de Genève (alors même qu'ils ont participé à sa rédaction). Nous voulons ajouter à ses principes de consensus l'objectif d'écarter du pouvoir Bachar al-Assad et de décréter immédiatement des sanctions contre son régime". Il n'en était absolument pas question et, je le répète, tous nos collègues occidentaux ont participé aux négociations pour mettre au point le Communiqué de Genève. Puis ils ont essayé pendant longtemps d'adopter au Conseil de sécurité des Nations unies une résolution qui les autoriserait à employer la force pour renverser le régime. La Russie et la Chine ont mis systématiquement leur veto pour stopper ces initiatives. Cette résolution n'est pas passée. L'Occident a répété que si Bachar al-Assad ne partait pas, les souffrances du peuple syrien allaient décupler. Les pays qui soutenaient cette ligne disaient aussi que ses jours étaient comptés - mais ils comptent ces jours depuis plus de quatre ans. Tous les pronostics avancés par nos collègues occidentaux et certains autres, selon lesquels le peuple allait renverser le président, ne se sont pas réalisés. Cela ne signifie qu'une seule chose: Bachar al-Assad reflète les intérêts d'une grande partie de la société syrienne, c'est pourquoi on n'arrivera pas à trouver de solution pacifique sans lui.
La période pendant laquelle nos partenaires occidentaux et certains amis de la région évitaient constamment le processus de paix a correspondu à une forte affluence de terroristes, d'extrémistes et de mercenaires pour tenter de renverser le régime. A un moment donné, ceux qui encourageaient ce processus (comme auparavant dans des cas similaires) ont manifestement perdu le contrôle de la situation et les instincts terroristes des mercenaires étrangers ont pris le dessus. Ils ont alors compris l'excellente opportunité de réaliser l'idée couvée par l’État islamique, créé au milieu des années 2000 par des hommes que les Américains ont relâché après un séjour dans des prisons d'Irak ou d'Afghanistan. Les puissances étrangères ont perdu le contrôle du processus, qui s'est transformé en un mouvement destructeur autonome: des territoires immenses ont été pris, y compris où se trouvent des monuments du patrimoine mondial. Les artefacts qui se trouvaient sur ces territoires sont revendus, les monuments sont détruits. Des champs pétroliers ont été saisis et on assiste à un trafic pétrolier à l'échelle industrielle. Nous avons présenté tous ces faits à la réunion du Président russe Vladimir Poutine avec ses collègues à Antalya en marge du sommet du G20. Aujourd'hui, tout le monde a suffisamment pris conscience que cette menace était comme un génie sorti de sa lampe – il est impossible de l'y faire revenir. Il y a plus d'un an, les Américains ont créé leur coalition pour combattre Daech et leurs complices en obtenant l'accord de l'Irak, mais sans même essayer de demander celui de la Syrie. Leur opération de lutte contre l’État islamique, qui occupe de grands espaces en Irak et en Syrie, est assez ambiguë dans la mesure où elle est menée sur deux bases différentes. Prenons la base juridique internationale – tout est respecté vis-à-vis des frappes en Irak, mais les frappes en Syrie sont illégitimes. Néanmoins, je le répète, nous sommes persuadés qu'il faut coopérer. En voyant comment travaille depuis presque un an et demi la coalition, nous estimons que ce travail ne correspond pas vraiment aux objectifs fixés – empêcher la progression de l’État islamique, dont le territoire s'est en fait étendu. Il y a eu certains succès en Irak: les extrémistes ont été stoppés dans certaines régions. Mais dans l'ensemble, le territoire du prétendu califat proclamé en Irak et en Syrie a augmenté, et les terroristes étaient déjà aux abords de Damas et d'autres grandes villes syriennes. La situation était très grave et aurait pu se solder par ce que nos partenaires voulaient éviter, à en juger par leurs déclarations. A notre question "Voulez-vous renverser Bachar al-Assad et donner la Syrie aux terroristes?" ils répondaient: "En aucun cas. Il faut prendre une décision pour que Bachar al-Assad parte et que les terroristes n'arrivent pas au pouvoir". Mais cette situation était déjà sur le point de se produire à cause de nombreux processus, dont le freinage des négociations politiques et une guerre contre le terrorisme assez étrange menée jusqu'à dernièrement par la coalition des USA. Je le répète, Daech, le Front al-Nosra et leurs complices étaient déjà aux portes de Damas et d'autres villes. Quand le Président syrien Bachar al-Assad nous a officiellement demandé de l'aide, nous avons immédiatement accepté. Aujourd'hui nous travaillons en Syrie sur une base légitime et sommes prêts à une coopération pratique avec les pays qui font également partie de la coalition et veulent élaborer avec nous des formats de coordination qui respecteraient la souveraineté de la Syrie et les prérogatives du gouvernement syrien. Je suis certain qu'avec une approche pragmatique il est possible d'y parvenir.
Question: Monsieur Lavrov, le président russe Vladimir Poutine a déclaré qu'il agirait dans le cadre de l'article 51. De quoi s'agit-il?
Sergueï Lavrov: L'article 51 de la Charte de l'Onu proclame le droit de tout État à la légitime défense quand lui ou ses citoyens se font attaquer. Bien sûr, certains juristes pourraient adopter une approche légaliste – j'ai déjà entendu certaines déclarations de ce genre. Mais en réalité l'attentat contre l'avion russe en Égypte ne peut pas être analysé de manière isolée. Ce crime est à raccorder à d'autres actes similaires horribles commis par des terroristes au Liban, en Égypte, à Paris, à Ankara, à Bagdad et dans d'autres villes irakiennes. C'est, sans l'ombre d'un doute, une véritable menace à la paix et à la sécurité internationales. Dans de telles situations, les États doivent appliquer leur droit à la légitime défense tel que prévu par la Charte de l'Onu. Je suis convaincu que, dans cette situation, il faut adopter au Conseil de sécurité des Nations unies une résolution approuvant la nécessité d'agir en vertu du chapitre 7 et celle de tout faire pour écraser Daech, de la même manière que nous l'avons fait suite aux attentats du 11 septembre 2001. Nous avons soumis fin septembre une résolution appelant à s'unir dans la lutte contre Daech et d'autres terroristes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Notre initiative a été dévoilée par le Président russe Vladimir Poutine à l'Assemblée nationale de l'Onu. Le lendemain, nous avons organisé une réunion ministérielle du Conseil de sécurité des Nations unies où ce projet de résolution a été diffusé. Les partenaires occidentaux ont désapprouvé le fait que les opérations antiterroristes devaient être coordonnées avec les pays où ces opérations se déroulaient. C'est pourquoi ils ont mis de côté notre résolution. Évidemment, nous n'avons pas insisté – à quoi bon frapper à une porte fermée. Mais nous étions persuadés que la résolution serait sollicitée. C'est, malheureusement, ce qui s'est produit. Nous constatons aujourd'hui cette volonté d'union - mais seulement après de nouvelles tragédies. J'espère que nous n'attendrons plus de nouveaux malheurs – Dieu nous en préserve, même si rien n'est jamais sûr – et que nous commencerons tout de même à agir de manière préventive. Les terroristes ne se disputent pas entre eux, ils s'entendent très bien: le Front al-Nosra avec Daech par exemple. Je suis certain qu'ils pourraient également s'entendre avec d'autres branches d'Al-Qaïda. Selon nos informations, de tels contacts existent. Face à une menace aussi colossale et sans précédent, il est impardonnable de continuer à "flirter" et à avancer des conditions préalables telles que le changement de régime dans tel ou tel pays pour consolider les actions dans la lutte antiterroriste, comme quand nos partenaires occidentaux disent: "Réglons le problème de Bachar al-Assad et alors on organisera une coalition efficace pour réprimer l'EI". Mais dans ce cas, est-ce que Bassar al-Assad est favorable à l'EI, s'il faut le faire partir pour combattre l'organisation? Ou est-ce l'EI qui est contre Bachar al-Assad? Auquel cas en affaiblissant le Président syrien, nous agissons au profit de l'EI. C'est une question de logique.
Le Secrétaire d’État américain John Kerry me dit régulièrement - et a répété récemment - qu'en l'absence de Bachar al-Assad il serait possible de mettre en place une coordination efficace. Cela signifie qu'en affaiblissant Bachar al-Assad nous renforçons Daech. Je pense que tout le monde commence à prendre conscience de la nécessité d'approches plus pragmatiques, ce qui a été mis en évidence lors des réunions de Vienne par l'initiative du Président français François Hollande, qui a suggéré de mettre de côté tous les différends et de former une coalition antiterroriste. Cela s'inscrit entièrement dans l'initiative avancée par le Président russe Vladimir Poutine à l'Assemblée générale de l'Onu de créer un large front antiterroriste universel.
Question: Monsieur Lavrov, depuis la dégradation des relations avec certains pays occidentaux, la notion de Rideau de fer est de retour, du moins beaucoup de mes collègues occidentaux utilisent souvent ce terme. Est-ce vraiment le cas? Qu'est que le Rideau de fer? Qui s'est séparé de qui?
Sergueï Lavrov: Historiquement, ce terme fut initialement associé au discours du Premier ministre britannique Winston Churchill en mars 1946. Moins d'un an après la guerre, d'autres vents ont soufflé en Occident. Le problème d'Hitler, qui était impossible à régler sans l'URSS, a été réglé, le nazisme a été défait, tous les criminels du Troisième Reich ont été condamnés par le tribunal de Nuremberg, l'Allemagne et le Japon ont été occupés, la Seconde Guerre mondiale s'est terminée par une victoire totale. Mais nos partenaires occidentaux, avant tout les Anglo-saxons, n'avaient probablement plus besoin de nos services.
La guerre est la continuation de la politique par d'autres fins... C'est ainsi qu'est né un nouvel objectif politique: isoler l'URSS, l'empêcher d'étendre son influence en Europe et même dans le monde. La géopolitique est alors immédiatement passée au premier plan. L'Otan a été créée et, bien sûr, l'Union soviétique a réagi. Différemment: l'URSS avait tout de même une préférence pour la coopération.
En 1954, c'est l'URSS qui a proposé de signer le Traité européen de sécurité collective qui devait impliquer tous les pays de la région indépendamment de leur système socioéconomique et politique. Cette proposition a été rejetée. Nos partenaires potentiels ont opté pour la consolidation des forces prooccidentales dans le cadre de l'Otan. Puis l'URSS a commencé à répondre de manière moins diplomatique et par des méthodes plutôt militaires, plus fermes, y compris avec la construction du mur de Berlin, qui représente probablement le mieux la notion du Rideau de fer sur le plan matériel et symbolique.
Aujourd'hui on parle certainement du retour de la Guerre froide, du Rideau de fer, pour soutenir l'idée qu'il faut isoler la Russie. Où il y a isolement, il y a un certain rideau de fer. Mais à l'époque de la mondialisation, de l'interdépendance, la situation dans le monde est telle qu'en faisant tomber un rideau de fer on risque de se coincer les doigts. L'exemple des sanctions et de nos mesures de rétorsion est très révélateur – "je me gèlerai les oreilles pour contrarier ma mère". On peut trouver beaucoup de métaphores pour illustrer la situation. Le plus important est donc ce qui se passe en réalité et non ce que disent les représentants politiques qui cherchent à prouver l'efficacité de leur ligne unilatérale. Nous ne sentons pas que la Fédération de Russie est isolée.
Américains, Allemands, Français, tout comme les plus petits pays d'Europe, vont certainement nous demander, lors de nos prochains contacts, quand nous remplirons les Accords de Minsk sur l'Ukraine. Personne ne pose plus de questions sur la Crimée. Premièrement, nous leur répondons en expliquant la situation réelle, ce qui se passe et comment. Deuxièmement, ces derniers temps, nos partenaires occidentaux commencent à déplorer que Kiev ne tienne pas ses engagements des Accords de Minsk - à cause de l'opposition, des radicaux, de la situation politique très difficile, de l'économie, de la nécessité de lutter contre la corruption et parce que les élections ne se sont pas déroulées comme certains l'auraient voulu. Autrement dit, il y a une prise de conscience du fait que les Accords de Minsk doivent être mis en œuvre avant tout par les autorités de Kiev et les représentants du Donbass, et non par la Russie. Cela transparaît notamment lors des réunions du "format Normandie", quoi qu'en dise Kiev par la suite. Sachant que dans leurs commentaires publics, les autorités ukrainiennes tentent constamment de tout mettre sens dessus dessous et déclarent que l'Occident soutient son comportement à part entière. Ce n'est pas le cas. Le temps qui s'est écoulé depuis le coup d'Etat a fait réfléchir les politiques occidentaux sérieux. Ils commencent à réévaluer cette situation, ils comprennent le résultat provoqué par la crise ukrainienne.
Nos partenaires occidentaux ont gelé certains de nos formats de dialogue comme le Conseil Otan-Russie, les dialogues sectoriels avec l'UE et dans certains cas le travail des commissions intergouvernementales pour la coopération commerciale et économique, mais ce processus se normalise, le travail de ces mécanismes reprend. Certains autres formats ont été suspendus mais la communication quotidienne n'a jamais cessé, aucune de nos délégations ne ressent un isolement quelconque lors des activités internationales, où que nous soyons en visite du Président, au niveau ministériel ou au niveau d'autres responsables. A tous les forums la délégation russe est au centre de l'attention, on nous consulte, on nous adresse des demandes de soutenir telle ou telle initiative dans le cadre de l'ordre du jour de la réunion en question. Je suis sûr que ces tentatives étaient vouées à l'échec dès le départ, et aujourd'hui tout le monde comprend qu'il est même ridicule d'en parler.
Question: Nous nous souvenons qu'à l'époque soviétique, les pays étaient répartis en amis et ennemis. Cette façon de voir est-elle pertinente aujourd'hui?
Sergueï Lavrov: C'est complètement inadmissible pour nous. Le Président russe Vladimir Poutine a déclaré à plusieurs reprises que nous ne cherchions pas d'ennemis, ne l'avons jamais fait et ne le ferons jamais. Les pays ayant un point de vue particulier sont probablement majoritaires, car il ne peut pas y avoir d'unanimité en tout ni de "discipline du bâton", même si certains tentent de l'imposer à l'Otan et à l'UE sans y parvenir. Quand apparaît une situation plus ou moins problématique comme celle des réfugiés, les particularités nationales refont immédiatement surface, et ce sera toujours le cas. Même nos alliés les plus proches ne peuvent pas faire converger totalement leurs intérêts - c'est pourquoi la diplomatie est là pour chercher des compromis. Mais quand nos partenaires occidentaux déclarent, en s'adressant à nos voisins, qu'il faut choisir entre être "avec eux ou contre eux", y compris aux pays de l'ex-URSS, c'est en réalité une tentative voilée de transformer quelqu'un en ennemi.
L'Otan cherche aujourd'hui activement un ennemi car depuis l'échec de la campagne afghane, elle n'a plus de raison d'être. Après l'Afghanistan, certains pays membres de l'organisation ont commencé à nourrir des sentiments de déclin: fallait-il s'en aller? Qu'allaient-ils faire désormais? Et voilà qu'éclate le coup d’État en Ukraine, les déclarations tonitruantes selon lesquelles la langue russe allait être interdite et que les Russes n'avaient rien à faire en Crimée. Bien sûr, la réaction ne s'est pas faite attendre et ils ont trouvé un prétexte pour spéculer sur l'autodétermination des Criméens.
Depuis, on cherche activement à présenter la Russie comme un ennemi et malgré tout, nous ne cherchons pas à faire de même. Au contraire, nous réaffirmons la proposition que j'ai mentionnée, qui date de 1954 avec le Traité européen sur la sécurité collective. En 2008 nous avons relancé cette initiative en l'adaptant aux réalités contemporaines, et nous avons proposé de conclure un accord sur la sécurité euro-atlantique ne visant plus uniquement le continent européen, mais aussi l'Amérique du Nord. Il a également été rejeté mais les principes qu'il contient sont très pertinents. Ils sont d'ailleurs repris dans les déclarations politiques de l'OSCE et du Conseil Otan-Russie – la garantie d'une sécurité équitable et indivisible, quand aucun État n'assure sa sécurité au détriment de celle des autres. Mais quand nous avons proposé ces principes politiques en disant que personne ne devait porter atteinte à la sécurité des autres, quand nous avons avancé l'initiative de les traduire dans un langage juridiquement contraignant, nos partenaires occidentaux ont commencé à se dégager des responsabilités prises au sommet.
L'Otan envoie toujours plus de matériel et d'armements lourds directement à la frontière russe, transgressant ainsi l'Acte fondateur qui stipule que de telles forces ne peuvent pas être déployées à titre permanent sur le territoire des nouveaux pays-membres. On cherche à contourner cette obligation en nous disant que "ce ne sont pas des forces permanentes, mais une rotation". Quelle différence cela fait-il si tous les six mois, une brigade armée jusqu'aux dents vient remplacer celle qui la précédait? Cela ne contribue en rien à la stabilité. Il s'agit seulement de la recherche d'un ennemi pour commencer, ensuite, à maîtriser de nouveaux espaces géopolitiques de manière plus intensive. L'Otan a accepté de nouveaux membres en promettant que des forces armées conséquentes ne seraient déployées sur leur territoire. Mais aujourd'hui on peut dire: "Vous voyez, ce ne sera pas un déploiement permanent mais une rotation. D'autant que cela est justifié dans le contexte de l'agression russe, de la Crimée, etc.".
On constate la même attitude dans les agissements et les positions de certains pays occidentaux. J'ai cité l'exemple de l'ultimatum adressé à nos voisins - "avec nous ou contre nous". On avait déjà entendu ce credo publiquement pendant la première crise ukrainienne de 2003-2004. Ces derniers temps, la bureaucratie de l'UE s'est penchée sur ce cas en élaborant un accord d'association avec l'Ukraine qui, comme vous le savez, entrait en contradiction avec les engagements de l'Ukraine dans le cadre de la zone de libre-échange de la CEI. Nos explications, présentées au président et au premier ministre ukrainiens, les ont poussés à marquer une pause pour réfléchir à la manière de remplir les engagements du pays dans le cadre de la CEI sans qu'ils rentrent en contradiction avec ceux prévus avec l'UE. Ce fut la version officielle du déclenchement des protestations du Maïdan, absolument illégitimes, violant toutes les normes du maintien de l'ordre, etc.
Ce même principe, "avec ou contre nous", est encore appliqué actuellement avec la Moldavie et l'Arménie. Ces antithèses n'ont pas de raison d'être selon moi. Nos propositions soumises il y a un an à l'Ukraine et à la Commission européenne contiennent des idées très pratiques et réalisables pour avancer vers la création d'une zone de libre-échange (ZLE) avec l'UE sans enfreindre les obligations de l'Ukraine vis-à-vis de celle de la CEI. Nous avons besoin d'un travail par étapes pour mettre à niveau les normes tarifaires, douanières, phytosanitaires, réglementaires et autres. Cela permettrait (j'espère que tout n'est pas encore perdu, mais les chances sont minces) d'éviter la destruction des espaces commerciaux sur le territoire de l'UE, de l'Union économique eurasiatique et de la CEI. Aujourd'hui nous n'y sommes pas encore parvenus. Ou ils ne veulent pas et répondent seulement: "Nous avons déjà pris notre décision, adhérez, puis on verra, si jamais quelque chose ne vous convient pas on réfléchira, peut-être qu'on trouvera un terrain d'entente". Vous comprenez, tout a déjà été décidé à notre place, bien que cela concerne l'un de nos partenaires commerciaux cruciaux. Même chose dans le domaine de la sécurité: en ce qui concerne le bouclier antimissile (ABM) américain tout a été décidé pour nous. Toutes nos tentatives de concertation avec les Américains et les Européens sur le concept de l'ABM ont échoué. On nous a simplement répété que "toute l'architecture de l'ABM a été convenue, nous avons déjà tout mis au point, il n'est pas dirigé contre vous, adhérez et vous verrez que tout va bien". C'est un peu offensant vis-à-vis de nos capacités intellectuelles et, du point de vue de la politique réelle, cela nous écarte de la coopération, de la coordination des actions sur les principaux problèmes qui sont aujourd'hui le terrorisme, le crime organisé et l'extrémisme violent.