Allocution et réponses aux médias du Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors de la conférence de presse sur le bilan de l'activité de la diplomatie russe en 2018, Moscou, 16 janvier 2019
Mesdames et messieurs,
Je suis ravi de vous accueillir pour cette conférence de presse traditionnelle consacrée au bilan de la politique étrangère de l'année écoulée.
Nous voudrions que cette rencontre, comme les fois précédentes, se déroule avant tout sous la forme d'un dialogue direct. C'est pourquoi j'essaierai de réduire au maximum l'introduction, d'autant que nos approches des problèmes centraux de notre époque ont été évoquées à plusieurs reprises par le Président russe Vladimir Poutine, notamment pendant la grande conférence de presse du 20 décembre, ainsi que dans le cadre de notre interview accordée hier aux médias serbes.
Inutile de dire que la situation mondiale était toujours aussi complexe en 2018. Le potentiel conflictuel a même augmenté, avant tout à cause de la réticence obstinée de certains pays occidentaux, les Etats-Unis en tête, d'accepter la réalité objective de la formation d'un monde multipolaire. Cette tendance négative est également due à la volonté de certains acteurs de continuer à imposer leur volonté par des leviers de force, économiques et propagandistes. Nous avons assisté à des tentatives de soumettre les institutions multilatérales, d'éroder leur caractère interétatique, ainsi que de remplacer les normes universelles du droit international par un certain "ordre basé sur des règles" – un nouveau terme apparu récemment et qui cache l'aspiration à inventer des règles en fonction de la conjoncture politique, afin de les utiliser en tant qu'instrument pour exercer une pression sur les États indésirables et, très souvent, sur leurs alliés.
Nous trouvons également alarmant l'aspiration à imposer hors du cadre des structures internationales différentes initiatives qui ne sont pas basées sur un consensus, ainsi qu'à faire passer les décisions élaborées par un "cercle étroit d'élus" pour l'avis de toute la communauté internationale.
Les actions unilatérales de Washington visant à briser les instruments juridiques internationaux de garantie de la stabilité stratégique n'ont pas non plus suscité d'optimisme, comme cela a été clairement confirmé hier lors des consultations entre les représentants russes et américains à Genève sur les problèmes survenus dans le cadre du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaires (FNI). Tout cela mène, évidemment, à l'approfondissement du manque de confiance réciproque, et à la militarisation de la pensée en politique étrangère.
Dans ces conditions, nous avons continué de mener une ligne pluridimensionnelle en politique étrangère, orientée sur la protection des intérêts nationaux de la Fédération de Russie. Nous avons contribué au renforcement des tendances positives sur la scène mondiale, à la recherche de décisions collectives aux problèmes auxquels font face tous les États en s'appuyant sur le droit international, et, au final, nous avons cherché à contribuer à l'établissement d'un modèle polycentrique plus juste, démocratique et représentatif d'ordre mondial, comme l'exigent les réalités objectives du monde contemporain. A ces fins, nous avons étroitement collaboré avec nos alliés et partenaires de l'OTSC, de l'Union économique eurasiatique (UEE), de la CEI, des Brics et de l'OCS. Par ailleurs, nous avons travaillé de manière constructive au sein des principales structures de gouvernance mondiale, notamment à l'Onu et au G20.
Dans le cadre de la présidence russe de l'UEE, nous avons contribué au renforcement des positions internationales de l'organisation. Une grande attention a été accordée à l'association de l'UEE avec le projet chinois "La Ceinture et la Route", au développement du partenariat stratégique entre la Russie et l'ANASE, notamment dans le contexte de l'initiative du Président russe Vladimir Poutine de créer un Grand partenariat eurasiatique basé sur la logique d'harmonisation des processus d'intégration et ouvert à tous les pays et associations aussi bien asiatiques qu'européennes.
Le terrorisme international perd la bataille en Syrie. Cela a permis de préserver la structure étatique syrienne, d'entamer le passage au rétablissement de l'économie et au retour des réfugiés. Conformément aux décisions du Congrès du dialogue national syrien de Sotchi, les pays garants du processus d'Astana - la Russie, la Turquie et l'Iran - ont accompli un grand travail pour la formation du Comité constitutionnel, qui a débouché sur une entente entre le gouvernement et l'opposition sur la liste de ses membres potentiels. Cela a créé les conditions pour lancer le processus de paix en parfaite conformité avec la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies afin de régler la crise syrienne de manière durable.
Nous avons soutenu les tendances positives sur la péninsule coréenne en nous appuyant sur la logique de la "feuille de route" russo-chinoise. Bien évidemment, cela implique la nécessité de mesures réciproques en réponse aux actions constructives de Pyongyang.
L'année dernière a été marquée par la signature, lors du 5e Sommet de la mer Caspienne, de la Convention sur le statut juridique de la mer Caspienne fixant les droits exclusifs des pays riverains sur ce bassin unique, ses tréfonds et autres ressources.
Nous avons déployé beaucoup d'efforts pour assurer la sécurité informatique internationale, pour combattre la cybercriminalité. En décembre, l'Assemblée générale des Nations unies a approuvé à notre initiative deux résolutions à ce sujet.
Une attention particulière a été accordée au développement des contacts avec le Monde russe, qui rassemble des millions de personnes. L'organisation du 6e Congrès mondial des compatriotes résidant à l'étranger du 31 octobre au 1er novembre à Moscou a été un événement marquant.
Nous avons élargi les liens sociaux, scientifiques et éducatifs. Nous avons soutenu les différentes initiatives visant à informer le public mondial des plus grands accomplissements de l'art et de la culture russe. Nous avons aidé les pays étrangers à former leurs cadres nationaux.
La Coupe du monde de football a été un véritable triomphe de la diplomatie populaire. La Russie a été visitée par des millions de visiteurs étrangers qui ont vu de leurs propres yeux la Russie contemporaine et ses citoyens.
Cette année, nous avons l'intention d'accroître les efforts dans tous les secteurs clés. Parmi les priorités figurent la promotion de la création d'une coalition antiterroriste réellement universelle sous l'égide de l'Onu, la mobilisation de la communauté internationale pour une lutte plus efficace contre le trafic de stupéfiants et d'autres types de crime organisé. Nous contribuerons au renforcement des tendances positives en Syrie et autour de la péninsule coréenne, au règlement d'autres crises et conflits, notamment au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, ainsi qu'en Ukraine où il n'existe toujours aucune alternative à l'accomplissement total et successif des Accords de Minsk. Nous souhaitons toujours le rétablissement de relations normales avec les Etats-Unis et l'UE basées sur l'équité et la prise en compte réciproque des intérêts. Évidemment, nous continuerons de réagir en conséquence à l'activité militaire accrue de l'Otan et au rapprochement de l'infrastructure militaire de l'Alliance des frontières russes.
Notre priorité inconditionnelle reste de garantir la sécurité du pays et d'assurer d'autres conditions extérieures favorables pour le développement dynamique de la Russie, pour améliorer le bien-être matériel de nos citoyens. Nous sommes ouverts à une coopération constructive avec tous ceux qui ne prennent pas les liens bilatéraux en otage de la conjoncture politique changeante ou s'en servent comme d'un instrument pour obtenir des avantages géopolitiques, mais sont prêts à coopérer honnêtement, à chercher des compromis mutuellement acceptables entraînant un bénéfice réciproque.
Pour conclure, je voudrais rappeler qu'il y a quelques jours, le 13 janvier, a été fêtée la Journée de la presse russe. Je voudrais profiter de cette occasion pour souhaiter une bonne fête professionnelle à tous ceux qui sont présents dans cette salle, avant tous aux journalistes russes et à toute la communauté journalistique russe. Nous tenons en grande estime votre travail, la volonté de promouvoir dans l'espace médiatique mondial de hauts standards professionnels, ainsi que les valeurs d'un journalisme honnête et impartial. Nous sommes prêts à poursuivre une coopération étroite et constructive dans différents formats. Je vous assure que nous continuerons d'accorder une attention particulière à la garantie d'une activité libre et sans obstacles des journalistes, ainsi qu'à faire respecter les garanties internationales existantes par tous les Etats.
Merci de votre attention. Je suis prêt à répondre à vos questions.
Question: Quelles mesures supplémentaires les autorités russes envisagent-elles d'entreprendre compte tenu de la prolongation permanente de la détention de Kirill Vychinski? La possibilité d'un échange contre un autre prisonnier est-elle étudiée? Évoque-t-on des contremesures éventuelles contre ses confrères ukrainiens?
Sergueï Lavrov: Nous avons déjà, à de nombreuses occasions, informé des actions entreprises aussi bien via les organisations internationales appropriées et l'union des journalistes que lors des contacts bilatéraux avec différents pays. Nous appelons à faire pression sur Kiev et à cesser la persécution du journaliste en raison de son activité professionnelle sur des accusations complètement absurdes de haute trahison.
Je ne pense pas que l'idée d'un échange, que certains jugent peut-être intéressante, puisse contribuer à ce que les autorités ukrainiennes reviennent au respect rigoureux de leurs engagements concernant l'activité des journalistes. De telles idées peuvent seulement entretenir la volonté de ceux qui sont prêts à utiliser les journalistes comme une monnaie d'échange à des fins malsaines. Je vous assure que nous ferons tout pour que la justice triomphe et pour que Kirill Vychinski soit libéré et reprenne ses activités professionnelles.
Ce n'est pas l'unique problème avec les journalistes en Ukraine. Pratiquement tous les médias russes représentés ici sont soit complètement interdits de travailler en Ukraine, soit y subissent des restrictions maximales.
Question: Si les Etats-Unis se retiraient finalement du Traité FNI, est-ce que Moscou songerait en principe au prolongement de ce Traité?
Sergueï Lavrov: J'ai déjà dit que des propositions constructives avaient été faites hier par les autorités russes, qui ont permis aux experts américains de voir de leurs propres yeux ce qu'était vraiment le missile 9M729 qu'ils soupçonnent d'enfreindre les critères du Traité. Cependant, les représentants américains sont arrivés avec une position préconçue se résumant à un ultimatum et l'exigence que nous détruisions sous surveillance américaine ce missile, ses vecteurs et tous les équipements liés. Nos questions pour savoir pourquoi les Américains ne veulent pas prendre connaissance de notre proposition et des paramètres concrets de ce missile "en direct" n'ont pas été entendues. Tout comme nos propositions suite aux actions que nous sommes prêts à entreprendre pour dissiper les craintes américaines, notamment concernant le fait d'obtenir également un accès aux informations concernant les problèmes que nous identifions en matière de respect de ce Traité par les Américains. Tout cela a été balayé. La logique de toutes les approches américaines exprimées hier se résumait à une seule chose: vous violez le Traité, et pas nous, c'est pourquoi vous êtes forcés de faire ce que nous exigeons de vous, alors que nous ne devons rien faire. Difficile d'aller très loin avec une telle position. Il s'agit clairement d'une ligne visant à briser tous les accords dans le secteur de la stabilité stratégique. Après le Traité sur l'ABM, le Traité FNI est la nouvelle victime. En ce qui concerne le Traité START de réduction des armes stratégiques, certains pays craignent que sa rupture fasse également partie des plans de l'administration américaine. Nous espérons que ce n'est pas le cas. Nous restons prêts à travailler au sauvetage du Traité FNI.
J'espère que les pays européens, qui sont probablement intéressés par ce sujet plus que quiconque, fourniront également des efforts pour ne pas suivre le sillage de la position américaine, ne pas adopter docilement à l'Otan des déclarations rejetant toute la culpabilité sur la Fédération de Russie et ignorer les preuves que nous présentons et sommes encore prêts à fournir en supplément. Qu'ils essaieront de pousser Washington à adopter une position plus responsable par rapport à tous les membres de la communauté internationale, et avant tout les Européens.
Par rapport au Traité START, vous le savez, nous faisons beaucoup pour remédier à tous les aspects irritants à son égard et souhaitons sa prolongation. Les questions que nous nous posons naturellement sur les agissements des Etats-Unis visant le retrait de plusieurs armements stratégiques offensifs de la liste pour les présenter comme non nucléaires sont légitimes. Nous en avons fait part aux experts des USA et d'autres pays occidentaux. Nous espérons que le professionnalisme et la responsabilité devant la communauté internationale se fraieront tout de même un chemin dans les approches de Washington du dialogue sur la stabilité stratégique.
Question: Les Etas-Unis, avaient-ils de nombreuses questions sur le fait que le Président américain Donald Trump n'ait pas partagé le contenu de ses conversations avec le Président russe Vladimir Poutine, y compris avec ses représentants officiels? Le Kremlin influe-t-il sur la transparence de ces conversations?
Sergueï Lavrov: Il m'est difficile de commenter ce qui se passe aux Etats-Unisconcernant le fait que le Président Donald Trump est accusé d'être un agent russe. Je pense que pour la presse américaine, c'est une baisse des standards du journalisme et une affaire ingrate. Je ne peux pas croire que les journalistes aux Etats-Uniss'occupent sincèrement et professionnellement de ces problèmes. Il existe des notions telles que la culture de la diplomatie, la culture des pourparlers, la culture de la communication au niveau interétatique. Cela suppose la décence, le respect des approches et des normes qui existent dans chacun des pays qui communiquent. A ce que je sache, la Constitution américaine accorde au président du pays le droit de déterminer et de mener la politique étrangère. Nous savons que ce droit est attaqué par le Congrès. Les médias et notamment vos collègues en parlent beaucoup. Mais cela ne rend pas ces attaques constitutionnelles, ou moins illégales. Je ne vais pas commenter les actions entreprises par l'administration américaine conformément aux pouvoirs conférés au président américain et à son administration.
Puisque vous avez abordé ce sujet, je voudrais noter ceci. Maria Boutina est accusée d'avoir poursuivi de prétendus objectifs subversifs en communiquant avec des Américains. On accuse pratiquement tous les citoyens russes, qu'ils soient des représentants officiels ou Maria Boutina, une personne qui veut recevoir une éducation, communiquer avec les Américains et d'autres collègues étrangers. Ils sont accusés d'espionnage, de promotion d'objectifs contraires aux intérêts des Etats-Uniset illégitimes. Mais en regardant le cercle de communication des diplomates américains avec leurs connaissances russes à Moscou, vous verrez que les Russes frappés par les sanctions américaines illégales font justement l'objet de la plus grande attention des diplomates américains. Et personne n'accuse les diplomates américains de communiquer avec des individus avec lesquels il est interdit de communiquer et qui sont proclamés personae non gratae et indésirables aux Etats-Unis.
Une autre remarque pour illustrer l'absurdité de la situation. Le procureur Robert Mueller travaille depuis presque deux ans. Il a interrogé des dizaines, voire des centaines de personnes, mais aucune fuite n'a confirmé les accusations de complot entre le Président américain Donald Trump et la Fédération de Russie. Aucune preuve n'a été présentée et il n'y a aucune fuite, ce qui est très étrange pour le système politique américain où des fuites se produisent généralement instantanément dans ce genre de cas. Des fuites ont eu lieu, des preuves ont été évoquées concernant l'implication des autorités ukrainiennes dans la campagne américaine, mais certainement pas de la Fédération de Russie.
Voici un autre exemple. Michael Flynn a été pendant quelques jours le conseiller du Président américain Donald Trump à la sécurité nationale. J'ai lu avec intérêt ce dont il est concrètement accusé. Le procureur Robert Mueller l'accuse de deux choses. Premièrement, qu'avant que le Président américain Donald Trump ne prenne ses fonctions Michael Flynn aurait téléphoné à l'Ambassadeur de Russie Sergueï Kisliak pour lui demander de ne pas réagir par la réciproque aux sanctions décrétées par Barack Obama contre la Fédération de Russie pendant les derniers jours de sa présidence, il nous appelait à ne pas suivre la voix de l'escalade et de la confrontation. Est-ce mal? Est-ce contraire aux intérêts du peuple américain ou du gouvernement américain qu'un futur membre potentiel de l'administration nous ait appelé à ne pas nuire à la représentation diplomatique américaine en Fédération de Russie? A ne pas saisir la propriété, à ne pas expulser les diplomates? C'est la première accusation visant Michael Flynn. La seconde est qu'il a également demandé à l'Ambassadeur Sergueï Kisliak d'influer sur la position de Moscou par rapport à la résolution qui était examinée à l'époque au Conseil de sécurité des Nations unies appelant Israël à cesser la création de nouvelles colonies sur les territoires occupés. Étant donné que l'administration de Barack Obama avait décidé de ne pas faire obstacle à l'adoption de cette résolution contrairement à toutes les situations précédentes à ce sujet, où les dirigeants américains choisissaient de ne pas voter contre ou de s'abstenir, Michael Flynn, selon l'accusation de Robert Mueller, aurait appelé la Russie à bloquer cette résolution anti-israélienne par son veto.
Je ne prends pas en compte ni n'aborde le fond de la question de savoir s'il fallait ou non adopter cette résolution. Mais au fond, il appelait la Russie à défendre la position adoptée par les USA depuis des décennies à l'Onu. Voilà les deux accusations qui visent cet homme. J'ignore de quelle peine il écopera. Mais l'absurdité de la situation est évidente à mes yeux. Ce n'est qu'un des exemples de la débandade qui règne autour du dossier russe.
Question: La Russie et le Japon ont récemment lancé un nouveau cycle de négociations sur le traité de paix, qui devrait permettre aux relations bilatérales de s'améliorer. Ce traité doit être soutenu par les deux peuples. Moi, comme probablement tout le Japon, je ne comprends pas pourquoi vous avez posé une condition préalable. Ainsi, le Japon doit tout d'abord reconnaître tous les résultats de la Seconde Guerre mondiale, y compris la souveraineté de la Fédération de Russie sur les îles litigieuses. N'est-ce pas un ultimatum? D'habitude, vous critiquez les ultimatums en diplomatie. On a l'impression que la Russie exige encore une fois une capitulation inconditionnelle du Japon. Je ne comprends pas la logique russe. Nous évoquons l'appartenance des îles. Si le Japon reconnaissait la souveraineté russe sur les Kouriles, la question serait close, il n'y aurait plus aucun problème. Quel serait donc le sujet de nos négociations?
Sergueï Lavrov: J'ai déjà évoqué ce sujet après mes pourparlers avec mon homologue japonais Taro Kono. Je vais répéter encore une fois notre position. La reconnaissance des résultats de la Seconde Guerre mondiale n'est ni un ultimatum ni une condition préalable. C'est un facteur incontournable et inébranlable du système international contemporain.
Grâce au soutien de l'Union soviétique, le Japon est devenu membre des Nations unies en 1956, a signé et ratifié la Charte de l'Onu qui contient notamment l'article 107. Ce dernier stipule l'immuabilité de tous les résultats de la Seconde Guerre mondiale. C'est pourquoi nous ne demandons rien du Japon. Nous appelons tous simplement nos voisins japonais à mettre leurs actions en conformité avec les engagements qu'ils ont pris en signant la Charte de l'Onu, la déclaration de San Francisco et d'autres textes, notamment ceux que vous avez mentionnés.
Quel est le sens de notre position concernant la nécessité, pour le Japon, de mettre ses approches en conformité avec la Charte de l'Onu? La législation de votre pays utilise le terme "territoires du nord". Il apparaît dans de nombreuses lois, y compris celle adoptée en septembre dernier et qui lie la mise en œuvre de l'initiative commune du Président russe Vladimir Poutine et du Premier ministre japonais Shinzo Abe de mettre en place une activité économique conjointe sur les îles à la nécessité de restituer les territoires du nord. Personne n'a organisé de concertations à ce sujet. Cela va directement à l'encontre des engagements japonais dans le cadre de la Charte de l'Onu.
Autrement dit, il ne s'agit pas d'une demande préalable mais de la volonté de comprendre pourquoi le Japon reste aujourd'hui le seul pays du monde qui ne peut pas reconnaître tous les résultats de la Seconde Guerre mondiale.
Il existe évidemment certains éléments conjoncturels. Je ne veux pas évoquer encore une fois le problème de l'alliance militaire et politique avec les États-Unis ou celui du déploiement de bases américaines sur le territoire japonais. Tout cela a déjà été couvert avec suffisamment de détails.
Nos leaders ont également évoqué la nécessité d'augmenter la qualité - comme vous l'avez justement souligné - de nos relations dans tous les domaines: l'économie, le commerce, la culture, l'humanitaire et les relations internationales. Afin de résoudre n'importe quelles questions compliquées, non seulement relatives au traité de paix - il existe de nombreuses autres questions qu'il nous faut résoudre avec nos collègues japonais - il est nécessaire que nous nous ressentions mutuellement comme des partenaires sur l'arène internationale et pas comme des adversaires situés des deux côtés des barricades. Le Japon a pourtant rejoint beaucoup de sanctions introduites contre la Russie. Je doute que cela contribue à l'amélioration de nos relations. Le Japon soutient les déclarations antirusses du G7. Le Japon ne vote pas avec nous, mais contre nous sur toutes les résolutions de l'Onu qui intéressent la Russie.
Juste avant de se rendre à Moscou, Taro Kono a visité Paris, où on a également organisé une rencontre entre les ministres des Affaires étrangères et de la Défense des deux pays. Cette rencontre s'est soldée par l'adoption d'une déclaration. Si vous lisez ce texte, vous comprendrez certainement que nous sommes encore très loin non seulement d'un partenariat dans les affaires internationales, mais aussi de la compréhension de la nécessité de rechercher des approches constructives permettant de rapprocher nos positions.
Je voudrais profiter de l'occasion pour attirer votre attention sur le fait que cette déclaration franco-japonaise adoptée après la rencontre au format 2+2 contient l'engagement du Japon et de la France de concerter leurs actions dans le cadre de la présidence du G20 par Tokyo et de la présidence de Paris au G7. Cela a provoqué chez nous des interrogations, car le G7 fait partie du G20. La présidence du G20, assumée en 2019 par le Japon, doit créer des conditions permettant à tous les pays membres d'arriver à un consensus au lieu de protéger les intérêts d'un seul groupe faisant partie du G20. J'espère qu'il s'agit d'un malentendu dans la formulation des termes de cette déclaration. Quant aux actions concrètes, nous espérons que nos collègues japonais ferons preuve de leur professionnalisme traditionnel en favorisant l'élaboration de solutions de consensus permettant de réunir tous les pays, développés ou émergents, tous les membres du G20, et prendront en considération les intérêts de tous les autres États, car les décisions du G20 concernent des questions préoccupant tous les membres de la communauté internationale.
Question: Comment envisagez-vous le développement de l'Union de la Russie et de la Biélorussie après les propos assez durs du Président biélorusse Alexandre Loukachenko? Quelles démarches pourrait-on entreprendre si l'une des parties était manifestement contre ce projet?
Sergueï Lavrov: Je suis frappé par le battage suscité autour de ce sujet, y compris dans les médias.
Le Traité de création de l'Union est un texte ouvert que n'importe qui a pu consulter immédiatement après sa signature, et on peut toujours se rafraîchir la mémoire. Ce texte contient beaucoup d'éléments qui nous ont réunis par le passé et avaient favorisé la création de l'Union. Le Traité prévoit notamment l'adoption de l'Acte constitutionnel, la création du Parlement et de la Cour de l'Union. A l'époque, tout cela avait été volontairement concerté par Moscou et Minsk.
Au fil des années, on a compris qu'il était pour le moment impossible de créer un parlement et une cour communs. Mais nous n'insistons pas.
Au cours des derniers contacts entre nos présidents (trois rencontres ont eu lieu en décembre), nous avons évoqué avec nos collègues biélorusses des articles du Traité de l'Union qui - contrairement aux passages relatifs à la constitution, au parlement et à la cour communs - concernaient des questions économiques et commerciales très concrètes. Il s'agit des initiatives prévues par ce traité pour la formation d'une monnaie et d'une politique fiscale et de crédit communes. Tout cela est directement lié aux relations économiques et financières dans le cadre de l'Union.
Nous n'avons eu aucune divergence avec nos collègues biélorusses en ce qui concerne la nécessité d'examiner les possibilités de mettre en œuvres ces initiatives strictement pratiques et concrètes. Comme vous l'avez certainement entendu, les présidents russe et biélorusse ont décidé de créer un groupe de travail chapeauté par les ministres de l’Économie des deux pays. Ce groupe est chargé de mettre en œuvre ce que je viens d'évoquer. Nous n'inventons rien. Compte tenu de l'intérêt de nos collègues biélorusses envers certaines questions relatives à l'élaboration d'une politique économique, monétaire, fiscale et de crédit, nous leur demandons d'examiner des moyens de rapprochement sur les questions que l'on a envisagé de résoudre il y a déjà 20 ans dans le Traité de l'Union et qui concernent directement les problèmes que la Biélorussie veut résoudre, y compris en résultat de la "manœuvre fiscale".
J'espère que le pragmatisme prendra le dessus, et pas les tentatives de trouver dans cette situation de travail des desseins géopolitiques au sein ou à l'extérieur de l'Union.
Question: Le Ministre allemand des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, pardon, Heiko Maas, se rendra bientôt en Russie pour une visite de travail. Qu'est-ce que vous envisagez d'évoquer avec lui?
Sergueï Lavrov: Aujourd'hui, on va donc m'accuser de vouloir conquérir et envahir l'Allemagne…
En ce qui concerne la visite de Heiko Maas, selon ses propres propos, nous évoquerons tout d'abord la situation en Ukraine et en Syrie. Dans les deux cas, il existe des décisions qu'il faut mettre en œuvre. Nous sommes prêts à une telle discussion.
Question: Plusieurs pays, Etats-Unisy compris, ne reconnaissent pas Nicolas Maduro en tant que Président du Venezuela. Quelle est la position de la Russie à ce sujet?Sergueï Lavrov: Nous jugeons nécessaire d'éviter toute ingérence dans les affaires intérieures d’États souverains. Durant toute la crise vénézuélienne, nous avons soutenu par tous les moyens les efforts, notamment des pays de la région, pour établir un dialogue entre le gouvernement et l'opposition. Nous savons que ce dialogue, sur lequel comptaient plusieurs pays latino-américains, a finalement échoué parce que la partie dite "irréconciliable" de l'opposition était influencée depuis l'étranger, avant tout depuis les États-Unis. C'est cette influence qui a rendu cette partie de l'opposition "irréconciliable". Cela suscite un profond regret. Nous avons entendu des déclarations admettant une ingérence militaire au Venezuela et selon lesquelles, à présent, les Etats-Unisreconnaîtraient ou commenceraient à reconnaître le Président du Parlement Juan Guaido, et non Nicolas Maduro, en tant que Président du Venezuela. Tout cela est très inquiétant et indique que la ligne visant à renverser les gouvernements indésirables est toujours prioritaire pour les USA en Amérique du Sud et dans d'autres régions. Nous pourrons en parler en détail plus tard.
Question: Le nouveau président du Brésil Jair Bolsonaro est entré en fonctions. Il est surnommé "le Trump des tropiques". Craint-on qu'il puisse être un "cheval de Troie" pour le groupe des Brics?
Sergueï Lavrov: Le Président brésilien Jair Bolsonaro a eu des contacts avec nos représentants, y compris avec le Président de la Douma d’État Viatcheslav Volodine qui représentait notre pays lors de son investiture. Il a réaffirmé sa disposition à assurer la continuité des relations avec la Fédération de Russie et à participer au développement des Brics, que le Brésil préside cette année. Il y a quelques jours, les Brésiliens nous ont présenté les plans de leur présidence, les délais de déroulement des réunions ministérielles, du sommet et du programme proposé aux autres membres de ce groupe. Je ne vois aucune raison de supposer que le Brésil puisse jouer un rôle destructif au sein des Brics. Au contraire, ils nous disent que ce groupe figure parmi les priorités de la politique étrangère du Brésil.
Question: En répondant à une question sur le sort de Paul Whelan, qui a été officiellement inculpé pour espionnage, votre homologue américain a évasivement répondu qu'il ne pouvait pas et n'avait pas l'intention d'entrer dans les détails de cette affaire. Pouvez-vous dire quelque chose de nouveau sur l'évolution de ce dossier? Est-il vrai que des diplomates américains sont sur le point de lui rendre visite? A-t-on parlé d'un échange? Serait-ce la cause d'un nouveau cycle de pression diplomatique sur la Russie? Les trois autres pays qui ont annoncé que Paul Whelan était également leur citoyen (le Canada, le Royaume-Uni et l'Irlande) ont-ils entrepris de nouvelles tentatives de contacter ce dernier pour influer sur la situation actuelle?
Sergueï Lavrov: L'ambassadeur américain Jon Huntsman a déjà rendu visite à Paul Whelan. Un diplomate irlandais lui a rendu ou a l'intention de lui rendre visite. Une requête a été déposée pour une nouvelle visite de l'ambassade américaine, qui sera satisfaite. Les Britanniques ne mentionnent même pas l'existence, entre Moscou et Londres, de la Convention consulaire de 1965 dans le cadre de laquelle un tel accès pourrait également être accordé. Ils ne s'adressent pas à nous via les canaux bilatéraux dans le cadre de cette Convention manifestement parce qu'ils ont répondu par un silence ou un refus formel à nos multiples demandes d'accorder un accès à Ioulia et Sergueï Skripal en conformité avec cette Convention. Ils comprennent certainement qu'au fond, ils ont eux-mêmes rendu cette Convention caduque. Mais si une telle requête était formulée, nous nous comporterions d'une manière bien plus civilisée qu'eux, je vous assure.
En ce qui concerne la situation en soi, nos organes compétents ont rapporté les circonstances dans lesquelles Paul Whelan avait été arrêté. Sa famille a été informée de la situation et des conditions de sa détention. Aucune revendication n'a été émise par rapport à ces conditions. Mais il est assez affligeant que les pays dont il est citoyen, dont le Canada, exigent instamment sa libération immédiate, et que certains menacent même la Russie de sanctions. Je ne parlerai même pas des Russes détenus dans les prisons américaines à l'égard desquels personne ne manifeste aucune activité ni même humanisme, alors que dans la plupart des cas les accusations sont franchement fictives ou non prouvées.
Paul Whelan a été arrêté en flagrant délit dans un hôtel. Cela a été également rapporté. Par ailleurs, une vingtaine de citoyens américains sont emprisonnés en Russie ou sont en détention provisoire, dont la plupart n'ont pas d'autre citoyenneté. Un accès des diplomates américains y est régulièrement garanti à la demande de l'ambassade des USA. Au sujet d'aucun d'entre eux nous n'avons entendu de déclarations retentissantes à l'instar de celles qui sont faites concernant Paul Whelan. Cela peut également donner matière à réflexion.
L'enquête est en cours. Si votre question sous-entend que l'arrestation de Paul Whelan pourrait être liée à la volonté de l'échanger contre l'un de nos citoyens, c'est complètement errroné. Nous ne faisons jamais ce genre de choses. Il a été arrêté en flagrant délit.
Question: La diplomatie russe a remporté de grands succès en Syrie l'an dernier. Quelles seront les actions dans l'esprit de l'unité et de la lutte des belligérants à l'Est de l'Euphrate après le départ des forces américaines?
Sergueï Lavrov: C'est une question très importante. Dans l'ensemble, le processus de paix syrien avance. Plus lentement qu'on ne le voudrait, avec des problèmes qu'il était difficile de prévoir à une certaine étape. Néanmoins, le progrès est flagrant. Nous sommes certains qu'il faut mener la lutte contre le terrorisme à son terme. Son foyer principal se trouve actuellement dans la zone d'Idleb, où pratiquement tous les combattants sont subordonnés au Front al-Nosra, organisation interdite et proclamée terroriste par le Conseil de sécurité des Nations unies. Nous souhaitons réellement la mise en œuvre des ententes conclues par la Russie et la Turquie sur la zone d'Idleb. Ces dernières n'impliquent pas l'octroi d'une liberté totale d'action aux terroristes qui continuent de bombarder les positions des forces syriennes et les sites civils depuis la zone d'Idleb, notamment depuis la zone démilitarisée, et tentent d'attaquer la base aérienne russe de Hmeimim.
Nous espérons qu'un contact aura lieu prochainement entre les présidents de la Russie et de la Turquie Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan. Il est déjà planifié. Ce sera une question centrale des pourparlers.
En ce qui concerne la rive Est de l'Euphrate, en effet, les Etats-Unis ont annoncé leur retrait de cette zone. Le fait qu'ils y ont créé une vingtaine de sites militaires, notamment de grandes bases militaires, n'est pas un secret. On sait aussi qu'ils ont armé les troupes kurdes d'autodéfense qui collaboraient avec eux. Des questions se posent, y compris à nos collègues turcs, pour savoir ce qu'il en sera de ces armes et de ces sites militaires. Nous sommes certains que la solution optimale, et la seule juste, est le transfert de ces territoires sous le contrôle du gouvernement syrien, des forces armées syriennes et des structures administratives syriennes, tout en sachant qu'il faut garantir aux Kurdes toutes les conditions nécessaires dans les régions où ils vivent traditionnellement.
Nous saluons et entretenons les contacts qui ont été établis entre les représentants kurdes et les autorités syriennes afin de s'entendre sur le rétablissement de la vie dans un État uni sans ingérence extérieure.
Il y a un problème avec les plans américains. Un retrait a été d'abord annoncé dans deux mois, puis dans six mois, et on a ensuite entendu que ce retrait pourrait être retardé. Cela fait penser à Mark Twain qui a dit: "Arrêter de fumer est la chose la plus aisée qui soit. Je sais ce que c'est: je l'ai fait cinquante fois." C'est également une tradition américaine.
Il ne faut pas non plus oublier un autre point problématique: la zone d'al-Tanf de 55 km de rayon illégalement créée par les Américains. Le camp de réfugiés Roukban s'y trouve et l'accès y est pratiquement fermé. Le convoi humanitaire qu'il a été possible de mettre en place une seule fois il y a quelques semaines avec notre soutien et l'accord du gouvernement syrien est entré dans cette zone et, contrairement aux affirmations des Etats-Unis, les représentants du Croissant-Rouge arabe syrien qui accompagnaient ce convoi n'ont pas été autorisés à entrer en contact directement avec les réfugiés. Le contrôle du convoi a été remis aux combattants liés notamment aux terroristes qui vivent, s'entraînent tranquillement et reçoivent un soutien matériel et autre dans la zone d'al-Tanf. Nul ne sait exactement ce qui est arrivé au fret humanitaire – s'il est arrivé jusqu'aux réfugiés auxquels il était destiné où s'il a été utilisé par les combattants à leurs fins. A présent, nos collègues de l'Onu commencent à appeler à organiser un second convoi. La situation est vraiment stupéfiante: il y a entre 30 000 et 50 000 réfugiés, auxquels personne n'a accès. Nous insistons, en soutenant la position du gouvernement syrien, pour que cette fois soit garantie une transparence et une sécurité totales, que des mesures soient prises pour s'assurer que le fret est arrivé jusqu'aux réfugiés au lieu d'être transmis aux représentants de groupes armés illégaux.
D'autant que les USA, en tant que puissance qui a occupé cette partie de la Syrie, assume l'entière responsabilité du sort et des conditions de vie des civils. En fin de compte, les militaires américains qui se trouvent actuellement dans la zone d'al-Tanf reçoivent tout le nécessaire depuis le territoire irakien. Si les produits alimentaires et autres sont fournis aux Américains, il n'est pas difficile de faire la même chose pour les réfugiés via les mêmes itinéraires qui permettent aux Américains de s'approvisionner.
Question: On sait que le peuple kurde vit dans les pays du Moyen-Orient. Les Kurdes se plaignent du fait que jusqu'à présent personne n'a évoqué leurs questions politiques et personne n'a tenté de régler leurs problèmes. Quelle est votre position par rapport à leur avenir en Syrie et en Irak?
Sergueï Lavrov: Notre position est très simple. Les questions qui surviennent concernant la population kurde en Syrie, en Irak ou ailleurs (ce ne sont pas les seuls pays où ils vivent) doivent être réglées conformément à la législation nationale des pays concernés.
Les droits des minorités nationales, comme c'est le cas des Kurdes en Irak, en Syrie, doivent être évidemment garantis à travers un dialogue entre eux, leurs représentants et les gouvernements centraux. Nous prônons fermement le maintien et le respect de l'intégrité territoriale de tous les États de cette région. Ces pays ont déjà subi ces dernières années et continuent de subir de très rudes épreuves suite à l'agression organisée contre l'Irak, puis contre la Libye et à présent contre la Syrie. Il est important pour nous d'éviter un remaniement des frontières dans cette région. Je pense que les Kurdes en Syrie et en Irak ont conscience de la nécessité de trouver des ententes avec le gouvernement central qui seraient mutuellement acceptables, tiendraient compte de leurs intérêts et ne porteraient pas atteinte à l'intégrité territoriale des pays en question.
Question: Des représentants du Ministère des Affaires étrangères, et notamment le vice-Ministre russe des Affaires étrangères Alexandre Grouchko, ont critiqué à plusieurs reprises le processus de changement de nom de l'ex-république yougoslave de Macédoine. Vous avez mentionné plusieurs fois la décision du Conseil de sécurité des Nations unies à ce sujet. Je voudrais savoir ce que veut dire la diplomatie russe quand elle se réfère précisément à cette décision du Conseil de sécurité des Nations unies? Voulez-vous faire échouer l'accord de Prespa? Le désapprouvez-vous?
Nous voudrions également comprendre la situation dans les Balkans. Vous critiquez les Etats-Unis et l'Otan qui s'étendent dans les Balkans et ailleurs. Les USA et l'Otan répondent qu'ils cherchent seulement à stopper vos actions agressives dans la région. Que se passe-t-il en réalité?
Sergueï Lavrov: Bonne question. Je n'ai jamais entendu dire que la mise en œuvre des décisions du Conseil de sécurité des Nations unies pouvait être considérée comme une tentative d'empêcher le règlement du problème auquel sont consacrées ces résolutions – je fais allusion aux résolutions qui ont initié le processus de médiation de l'Onu entre Skopje et Athènes sur le règlement de la question relative à l'appellation de la Macédoine. Nous avons toujours activement soutenu ce dialogue, nous avons toujours prôné une solution qui serait acceptable pour le public, les populations et, évidemment, les gouvernements de la Grèce et de la Macédoine.
Nous ne nous opposons pas à l'appellation qui est apparue finalement et qui a été annoncée. Nous posons des questions sur la légitimité de ce processus et dans quelle mesure il s'explique effectivement par l'aspiration à trouver un consensus entre Athènes et Skopje, ou plutôt par ce que vous avez dit, c'est-à-dire l'aspiration des Etats-Unis à faire entrer au plus vite tous les pays des Balkans dans l'Otan et à stopper toute influence de la Russie dans la région. Voilà ce que nous disons.
Bien sûr, nous ne pouvons pas être d'accord avec ceux qui disent que la Russie n'a pas sa place dans les Balkans, comme l'a déclaré récemment la Haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Federica Mogherini. Elle a déclaré que l'UE travaillait déjà dans les Balkans et ne laisserait personne d'autre y faire quoi que ce soit. Toutefois quand nous nous sommes rencontrés à Milan en marge des activités de l'OSCE, elle a dit avoir été mal comprise. Peut-être qu'elle a été mal comprise parce que ce n'est plus seulement l'UE, mais également l'Otan qui y joue aujourd'hui un rôle central. Là où se trouve l'UE il y a également une place pour l'Otan, sachant que cette place est probablement primordiale.
Nous avons toujours voulu que la position du Conseil de sécurité des Nations unies soit respectée. Cette position résidait dans le fait que la décision devait être légitime. Quand l'appellation est confirmée par un document qui n'est pas signé au niveau exigé par la Constitution, par exemple, de la Macédoine, cela suscite des questions sur la légitimité de ce processus. Quand le parlement macédonien adopte une loi sur les amendements à la Constitution et à la fois une loi sur les langues, que le Président macédonien Gjorge Ivanov refuse de signer, comme l'exige la Constitution, cela suscite également des questions. Quand nous sommes accusés de tous les péchés capitaux, de tous les malheurs qui se manifestent d'une manière ou d'une autre aujourd'hui dans les Balkans ou pourraient se manifester, nous nous demandons: que pensent nos collègues occidentaux de la campagne impardonnable menée par l'Occident à la veille du référendum en Macédoine? A l'époque, les chefs de gouvernement de l'UE, le Secrétaire général de l'Otan, la direction de la Commission européenne et les représentants de l'Union européenne dans l'ensemble se rendaient à Skopje et appelaient à voter pour l'adhésion à l'Otan et à l'UE en changeant l'appellation de la Macédoine. Une telle propagande a bien existé. Non pas pour un nom qui réconcilierait la Macédoine et la Grèce, mais pour donner sa voix à l'adhésion aux structures euro-atlantiques en changeant de nom. Je pense que la bassesse d'une telle approche est flagrante.
J'ai mentionné dans mon introduction la tendance, qui se manifeste aujourd'hui dans les approches des USA et des alliés proches, à substituer le terme et la notion de droit international par un certain "ordre basé sur des règles". Il existe au sujet de la question macédonienne, du nom de la Macédoine, une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies qui fait partie du droit international et exige de respecter les Constitutions de la Grèce et de la Macédoine, ainsi que de chercher une solution dans ce cadre. Mais au lieu d'une approche juridique impliquant l'adoption d'une loi qui serait signée par le Président macédonien, on entend parler d'une approche "juste". Une règle a été inventée, selon laquelle, contrairement à la Constitution macédonienne, la décision pourra être signée au niveau des ministres et non des présidents, les résultats du référendum pourront être ignorés, etc. Les règles qui sont promues actuellement dans les Balkans et pas seulement, sont assez dangereuses et reflètent l'obsession, la volonté d'attirer au plus vite tous les pays des Balkans dans le giron de l'Otan.
J'ai lu il y a quelques jours qu'un discours critique par rapport à la Bosnie-Herzégovine se développait aux Etats-Unis, selon lequel en Bosnie les Serbes jouaient un rôle destructif. Récemment, un think-tank américain a indiqué qu'il était temps de renoncer aux accords de Dayton parce que les Serbes freineraient l'adhésion de la Bosnie-Herzégovine à l'Otan. Autrement dit, l'objectif qui est de nouveau fixé n'est pas la prospérité de la Bosnie-Herzégovine et des trois nations en titre, mais l'adhésion de la Bosnie-Herzégovine à l'Otan. Voilà une chose que nous ne pouvons pas accepter parce que c'est une mentalité du siècle dernier, voire avant-dernier. Dans une situation où nous avons tous proclamé notre aspiration à construire un espace social et économique commun, à garantir dans la région euro-atlantique une sécurité égale et indivisible, tout cela est une substitution du droit international par des règles otanocentriques et non universelles. Les exemples de ce genre sont nombreux.
Question (traduite de l'anglais): La Première ministre britannique Theresa May a réaffirmé qu'un accès consulaire à Paul Whelan avait été demandé. Mais on leur aurait répondu qu'un tel accès serait autorisé seulement si la Russie obtenait un accès consulaire à Sergueï et Ioulia Skripal. Pourquoi n'y a-t-il pas de clarté concernant les accusations visant Paul Whelan?
Sergueï Lavrov: Ce n'est pas ce que j'ai dit. J'ai dit que le Royaume-Uni refusait de remplir ses engagements dans le cadre de la Convention consulaire de 1965. Et j'ai dit qu'à ce jour je n'avais pas entendu que l'Ambassade du Royaume-Uni nous avait contactés dans le cadre de cette Convention pour obtenir un accès consulaire à Paul Whelan. Mais j'ai immédiatement ajouté que si une telle requête était déposée nous n'agirions pas de la même manière que nos collègues britanniques. Nous agirons en conformité avec les engagements dans le cadre des Conventions et des convenances diplomatiques.
L'information sur les accusations visant Paul Whelan a été présentée: il transmettait des informations qu'il ne devait pas transmettre. Plus exactement, si je comprends bien, il recevait ces informations. Mais je vous assure que les informations sur ce qui se passe avec Paul Whelan sont incomparablement plus nombreuses que celles sur l'endroit où se trouvent Sergueï et Ioulia Skripal. Il est vraiment abusé - pardonnez-moi cette expression peu diplomatique - que depuis presque un an aucun accès ne nous est accordé en réponse à nos multiples requêtes dans le cadre de cette fameuse Convention, et surtout qu'on refuse d'indiquer où ils se trouvent. Nous avons donc suffisamment de raisons de douter une fois de plus des agissements de la justice britannique, mais nous souhaitons régler, évidemment, toutes les questions à travers le dialogue et en tenant compte des intérêts réciproques. Traiter la Fédération de Russie comme un pays à qui personne ne doit rien et qui doit tout aux autres (comme nous l'avons observé parfois dans le comportement de certains de nos collègues occidentaux) est inadmissible, bien sûr. Alors coopérons, travaillons sur un pied d'égalité.
Question: Les échanges russo-chinois ont battu un record historique l'année dernière en dépassant 100 milliards de dollars. La Chine est le principal partenaire commercial de la Russie. Quelles sont, selon vous, les perspectives de développement des relations commerciales et économiques entre la Russie et la Chine?
Sergueï Lavrov: Nos échanges commerciaux ont en effet atteint un niveau record en 2018. Mais ce n'est pas la limite, loin de là. Nous avons des projets assez ambitieux avec nos amis chinois. Ces initiatives ont été évoquées au cours de l'entretien du Président russe Vladimir Poutine avec le Président chinois Xi Jinping, lors de la visite de Vladimir Poutine en Chine l'été dernier et de la visite de Xi Jinping en Fédération de Russie dans le cadre du Forum économique oriental, ainsi qu'au cours des contacts de nos leaders en marge des sommets des Brics, du G20, etc. Des contacts sont régulièrement organisés entre nos représentants économiques qui préparent les rencontres des chefs d’État. La dernière rencontre de ce genre a tiré le bilan du travail de près de 60 structures qui travaillent sur différents axes de notre coopération. Nous avons lancé la formation et le financement de près de 70 projets pour un total de plus de 100 milliards de dollars dans différents domaines, notamment l'énergie (y compris nucléaire), l'agriculture, le transport ou encore la coopération dans l'espace. Comme vous le savez, nos agences spatiales concertent l'activité des systèmes de navigation GLONASS et Beidou. J'estime que nous avons des perspectives considérables dans le domaine commercial, économique et des investissements.
Je voudrais également évoquer notre coopération étroite et la concertation de nos approches des affaires internationales: la coopération dans le cadre des Brics, de l'OCS, le partenariat dans le développement des rapports et de l'harmonisation de processus dans l'Espace économique commun et au sein du projet chinois "La Ceinture et la Route". A l'Onu et notamment à son Conseil de sécurité, nous affichons des approches communes du règlement des conflits sur la base du droit international et du dialogue uniquement par des moyens politiques, qu'il s'agisse de la Syrie, d'autres conflits au Moyen-Orient ou des problèmes de la péninsule coréenne. Nous constatons un développement progressif très solide dans tous les domaines.
Question: Les États-Unis envisagent d'organiser en février en Pologne un sommet sur le Moyen-Orient, qui sera notamment consacré à l'Iran. La Fédération de Russie enverra-t-elle un représentant à cet événement? Que pensez-vous de l'idée-même de son déroulement compte tenu du fait qu'il sera organisé par les États-Unis, mais en Pologne? Certains médias ont considéré ce sommet comme anti-iranien.
Sergueï Lavrov: Je voudrais moi-même recevoir des précisions sur son organisation car le ministère polonais des Affaires étrangères a annoncé qu'il s'agissait d'une initiative américano-polonaise conjointe, alors que le Secrétaire d'État américain Mike Pompeo a indiqué lors de sa tournée dans les pays du Moyen-Orient que c'étaient les Etats-Unis qui organiseraient ce sommet en Pologne. Nous avons en effet reçu une invitation et une description de l'ordre du jour, qui se penchera en priorité sur les conflits en Syrie et au Yémen, le programme balistique de l'Iran, et les actions de ce dernier dans la région.
Le thème principal du forum est celui des "Problèmes du Moyen-Orient", mais on constate l'absence du problème-clé, le règlement arabo-israélien et notamment palestino-israélien, qui a été marginalisé. Comme vous l'avez indiqué, il semble que tout cet ordre du jour vise la promotion des approches américaines de l'endiguement de l'Iran dans la région. Il s'agit d'une position officielle des États-Unis. Cet événement à Varsovie vise évidemment cet objectif.
Autre fait gênant: l'invitation indique que les ministres des pays participants peuvent ne pas se soucier du texte final, car les coprésidents, les États-Unis et la Pologne, le rédigeront eux-mêmes et le présenteront en tant que résumé commun sans que les autres invités puissent contribuer à la rédaction du document final. Franchement, ce n'est pas un usage correct dans les affaires internationales. Ainsi, on a invité environ 50 ministres pour qu'ils "sanctifient" par leur présence le texte que les États-Unis rédigeront eux-mêmes, sans vouloir offenser la Pologne. Compte tenu de ces faits, nous doutons grandement qu'un tel événement puisse favoriser une résolution constructive des problèmes du Moyen-Orient.
En ce qui concerne l'aspect iranien et l'influence éventuelle sur les relations avec la Pologne, ce sont vos affaires bilatérales.
Question: Je voudrais vous interroger sur le sort d'un homme concret. Vous avez mentionné plusieurs fois aujourd'hui des citoyens russes, dont Moscou protégeait les intérêts de manière cohérente et dont les droits avaient été violés dans pays différents. Le jeune Marat Oueldanov-Galoustian a été emprisonné il y a plus de deux ans en Azerbaïdjan sur des accusations montées de toutes pièces. Les Azerbaïdjanais ignorent cyniquement toutes les demandes et requêtes russes concernant son extradition. Quels efforts entreprend-on pour aider Marat Oueldanov-Galoustian?
Sergueï Lavrov: Les questions relatives à nos citoyens qui se sont retrouvés dans une situation difficile n'importe où dans le monde, y compris dans les pays de la CEI, sont régulièrement soulevées au cours de nos contacts bilatéraux. Je vous assure qu'on a évoqué ce sujet pendant nos récentes négociations avec nos collègues azerbaïdjanais. J'espère que notre dialogue et des solutions se basant sur les normes du droit nous permettront de trouver une solution satisfaisante pour tout le monde et de rapatrier ce citoyen russe.
Question: Dans une interview accordée à l'agence de presse RIA Novosti à la fin de l'année dernière, vous avez indiqué que vous attendiez l'arrivée au pouvoir en Ukraine de politiciens "raisonnables" ayant une vision responsable de la réalité. Quels critères définissent à vos yeux un politicien "raisonnable"?
Sergueï Lavrov: Je pense que les habitants de tous les pays veulent avoir des politiciens raisonnables. En ce qui concerne la situation actuelle en Ukraine, je ne suis pas seul à vouloir y voir une politique raisonnable. Il suffit de regarder les médias ukrainiens ou de lire certains sites.
En ce qui concerne les critères définissant une politique raisonnable, il s'agit notamment de respecter ses propres engagements, sa constitution et ses lois. Tout ce que nous avons constaté après le coup d'État anticonstitutionnel qui avait permis au nationalistes de prendre le pouvoir et de demander - comme Dmitri Iaroch - d'éliminer ou d'expulser les Russes de Crimée, est loin d'être raisonnable. Nous avions considéré comme raisonnable la position du candidat à la présidence Petro Porochenko, qui avait annoncé sa volonté de devenir un "président de paix". Après avoir été élu chef de l'État ukrainien, il n'a plus jamais répété ces paroles. Il tient plutôt des propos belliqueux, promet de libérer les "territoires occupés" et renonce catégoriquement à mettre en œuvre les engagements qu'il a signés, c'est-à-dire les accords de Minsk. Il a également torpillé d'autres solutions adoptées plus tard par les leaders du "format Normandie", notamment pour le retrait des troupes et du matériel à Stanistsa Louganskaïa, à Petrovskoe et à Zolotoe, ainsi que la "formule de Steinmeier" sur le lien entre la loi sur le statut spécial de certains districts de la région de Donbass et l'organisation des élections dans la région.
Je pourrais parler longtemps à ce sujet. Nous avons énormément de faits. En ce qui concerne le raisonnable, l'un des critères réside dans le respect de ta propre constitution et des engagements que tu as pris en rejoignant des conventions internationales. La loi ukrainienne sur l'enseignement ou le projet de loi sur le statut officiel de la langue ukrainienne violent directement la constitution de l'Ukraine. Vous le savez parfaitement. Ces textes vont également à l'encontre des engagements internationaux de l'Ukraine. Ainsi, en décembre dernier, le parlement ukrainien a rejeté les recommandations de la Commission de Vienne du Conseil de l'Europe qui avait notamment exigé d'annuler l'article 7 de la loi sur l'enseignement. Les engagements confirment l'aptitude des personnes à s'entendre.
Question: Pourquoi la Russie refuse-t-elle le rapatriement de citoyens russes depuis l'Ukraine? C'est l'Ukraine qui a proposé d'échanger Kirill Vychinski contre Roman Souchtchenko, n'est-ce pas? Ce sont des faits notoires. Il existe également une liste d'une dizaine de personnes. L'Ukraine propose un échange. Mais vous avez refusé.
Sergueï Lavrov: Comme vous le savez, il y a un peu plus d'un an, en décembre 2017, avec la participation de Viktor Medvedtchouk, nous avions convenu d'organiser un échange. Nous avions concerté tous les noms présents sur les listes de personnes qui seraient échangées. Tout avait été concerté. Le jour de l'échange, quand on avait déjà transporté tout le monde vers un site dédié pour ensuite rapatrier ces personnes, les Ukrainiens ont annoncé directement au point de transfert des interpellés qu'ils avaient renoncé au rapatriement vers la Russie de 23 personnes dont les noms avaient cependant été concertés. Je ne veux même pas évoquer les raisons aujourd'hui. Ce sont des conversations qui n'ont rien à voir avec la situation réelle. On a dit que ces personnes n'étaient pas liées aux événements dans le Donbass. Mais les listes avaient été vérifiées à plusieurs reprises et on avait concerté tous les noms. Ainsi, l'Ukraine a encore une fois violé ses engagements.
Nous soutenons toujours les processus qui doivent garantir l'échange de détenus dans le Donbass conformément aux accords de Minsk, selon le schéma "tous contre tous". On évoque ces questions au sein du Groupe de contact, mais on ne constate aucune initiative constructive de la part du gouvernement ukrainien.
En ce qui concerne les personnes qui ont été interpellées en Fédération de Russie sans lien avec les événements dans le Donbass, nous avons une déléguée aux droits de l'homme, tout comme le Parlement ukrainien a sa propre déléguée aux droits de l'homme, Lioudmila Denissova. Si je ne me trompe pas, cette dernière se trouve actuellement sur le territoire russe. Les deux représentantes étudient ensemble ce sujet. J'espère que leur dialogue sera fructueux. Si nous arrivions à nous entendre, tous les engagements seraient mis en œuvre.
Question: Je voudrais poser une question sur nos partenaires les plus proches, et pas seulement d'un point de vue géographique. Le Kazakhstan a adopté l'alphabet latin. Comment envisage-t-on de développer nos relations avec Astana pour que Moscou reste un partenaire-clé du Kazakhstan?
Sergueï Lavrov: Nous avons de très bonnes relations avec nos partenaires et nos alliés au sein de l'OTSC, de la CEI et de l'UEEA, notamment avec le Kazakhstan. Comme vous le savez, cette plateforme de négociations est l'une de celles qui se réunit les plus fréquemment. Les présidents de nos pays se rencontrent plusieurs fois par an, se parlent régulièrement par téléphone. Nous avons les mêmes positions sur le développement de l'Union économique eurasiatique dont nous sommes membres.
Oui, le Kazakhstan adopte en effet des décisions prévoyant notamment la transition de la langue kazakhe vers un alphabet latin. Telle est la décision de nos amis kazakhs. Nous ne constatons pourtant aucune initiative limitant la langue russe ou les droits des russophones au Kazakhstan. Dans tous les cas, nous suivons toujours ces questions. Indépendamment du pays de séjour de nos ressortissants, nous faisons attention à leurs droits et à leurs intérêts, et considérons comme prioritaire la nécessité de garantir leurs droits et leurs intérêts dans leur pays de séjour. Ces questions sont la priorité numéro un de l'agenda de nos relations non seulement avec le Kazakhstan, mais aussi avec tous les pays de séjour de nos ressortissants, qu'il s'agisse de la CEI, de l'Europe, des États-Unis ou d'autres régions.
Question: Nous constatons toujours des initiatives hostiles de la part de nos partenaires d'Europe de l'Est. Il est pratiquement impossible de faire ses études en russe dans les pays baltes. Ces derniers démolissent encore des monuments et présentent des collaborateurs nazis comme des héros. Quels efforts entreprenez-vous dans ce domaine? Est-il possible de mener des programmes d'éducation pour arrêter cette tendance?
Sergueï Lavrov: En ce qui concerne la résurrection de tendances néonazies, revanchardes ou nationalistes en Europe de l'Est - malheureusement, il s'agit avant tout des pays baltes et de la Pologne - nous condamnons résolument les tentatives de réécrire l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et de la Grande Guerre patriotique. A vrai dire, réécrire l'histoire n'est pas l'affaire des politiciens mais des historiens. Nous avons créé avec la Pologne et la Lituanie des commissions d'historiens qui arrivent à se réunir dans différents formats pour élaborer des approches communes, même dans le contexte actuel très compliqué. Il s'agit d'un travail très utile.
Vous avez mentionné le Kazakhstan et d'autres pays de la CEI. Nous avons parlé aux collaborateurs de l'Institut d'histoire universelle qui gèrent des groupes conjoints d'historiens avec des partenaires étrangers. Je voudrais soutenir un travail similaire dans l'espace de la CEI. Comme nous avons partagé un pays commun, uni, il est très important pour nous de comprendre les bases et les principes de notre vie dans ce pays, comment nous sommes devenus un État commun, avant d'établir des relations de partenariat et d'alliance après 1991.
Nous avons à plusieurs reprises adopté à l'Onu des résolutions sur le caractère inacceptable de toute héroïsation du nazisme. La dernière résolution à ce sujet a été adoptée en décembre dernier par une majorité écrasante des voix (seuls les Etats-Unis et l'Ukraine ont voté contre) ce qui constitue un fait marquant. Qui plus est, l'OTSC a adopté toute une série de documents qui ont été ensuite distribués à l'OSCE et à l'Onu et condamnaient notamment la lutte contre les monuments. Nous constatons des récidives de cette dernière dans certains autres pays européens, notamment en Bulgarie, en Hongrie ou en Allemagne. Les autorités y réagissent dans la plupart des cas de manière rapide et claire, conformément à leurs engagements. Nous ne sommes pourtant pas parvenus à nous entendre à ce sujet avec nos collègues polonais. Les propos affirmant que les monuments qui ne se trouvent pas dans des cimetières et restent hors du champ de cet accord bilatéral constituent une interprétation erronée de ce texte. Les juristes qui consulteront ce texte pourront facilement le confirmer. Nous voudrions obtenir une entente à ce sujet, d'autant plus qu'il existe en Fédération de Russie beaucoup de monuments en honneur de militaires étrangers - notamment des ressortissants d'Europe de l'Est - morts sur la terre russe. Nous développons une coopération concrète dans la plupart des cas. Je vais vous citer l'exemple de la Slovénie, qui maintient dans un état idéal non seulement les monuments du passé, mais aussi les nouveaux sites consacrés à notre fraternité d'armes. Nous créerons de notre côté en Fédération de Russie un monument consacré aux Slovènes qui ont trouvé la mort sur notre territoire. C'est pourquoi les "programmes d'éducation" que vous avez mentionnés sont très importants pour que les jeunes en Russie, dans les pays de la CEI ou dans d'autres États européens connaissent bien leur histoire et ne se transforment pas en malappris qui ne savent pas et ne se rappellent pas leurs liens de parenté. Une telle perspective serait dévastatrice pour la civilisation et la culture européennes. Outre un travail d'enseignement, d'explication et de propagande - dans le bon sens du terme - il est également important d'obtenir la mise en pratique des engagements juridiques pris par les pays d'Europe envers les monuments érigés après la Seconde Guerre mondiale.
Question: Les élections parlementaires en Estonie auront lieu le 3 mars prochain. Le parti Estonie 200 suggère de créer des écoles unifiées où les enfants russes et estoniens étudieraient ensemble dans la langue nationale, c'est-à-dire estonienne. Selon ce parti, cela permettrait de surmonter la division au sein de la société, d'en finir avec la ségrégation - comme si les Russes se trouvaient dans un "ghetto". De cette manière tout serait unifié, tout le monde serait ensemble. Qu'en pensez-vous?
La Ministre estonienne de l'Intérieur Katri Raik a vu la déclaration du Ministère des Affaires étrangères à ce sujet et s'est prononcée au sujet des "détenteurs de passeports gris" – les personnes sans citoyenneté, qui sont entre 70 000 et 78 000 dans le pays. Selon elle, elles pourraient simplement demander et obtenir rapidement la citoyenneté. Les critiques lui ont immédiatement répondu que ces gens pourraient ne pas vouloir le faire parce que les individus sans citoyenneté résidant en Estonie ont un droit d'entrée sans visa en Russie. Ils se causeraient donc des problèmes en acceptant la citoyenneté estonienne et en perdant la possibilité de se rendre en Russie et d'entretenir les liens.
Sergueï Lavrov: En ce qui concerne l'idée de créer des écoles communes, honnêtement, je n'en ai pas entendu parler, mais telle que vous l'avez décrite je trouve qu'elle est inadmissible. Elle porte atteinte aux intérêts de la minorité russophone et vise, au fond, à incorporer cette minorité de force dans l'espace estonophone au détriment de l'éducation dans sa langue natale, telles que l'exigent les nombreuses conventions et notamment la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
Je pense que ce qui se passe à l'égard de la langue russe en Estonie et en Lettonie est une chose très grave qui ne fait honneur ni à ces pays ni à l'UE ni à l'Otan, qui se positionne d'ailleurs non seulement comme une alliance militaire mais également comme une communauté de démocratie.
Je me suis adressé à plusieurs reprises au Secrétaire général de l'Otan Jens Stoltenberg et aux hauts représentants de l'UE, ainsi qu'à l'Onu, au Conseil de l'Europe et à l'OSCE en écrivant des lettres pour attirer l'attention sur la pratique inadmissible de discrimination des russophones, sans parler du phénomène honteux de "non-citoyenneté".
Quant à l'idée de la Ministre estonienne de l'Intérieur Katri Raik d'accorder la citoyenneté à tous ceux qui vivent en Estonie depuis 1991 - si je comprends bien - je laisse de côté la décision de chaque individu concret. Si quelqu'un pense que ce passeport de non-citoyen permet d'obtenir des avantages, c'est le choix de tout un chacun. Mais j'ai entendu dire qu'après l'annonce de cette initiative par la Ministre de l'Intérieur, le Ministre des Affaires étrangères Sven Mikser avait déclaré que c'était l'avis personnel de la Ministre estonienne de l'Intérieur Katri Raik que d'accorder la citoyenneté à tous ceux qui vivaient en Estonie depuis 1991.
Ce n'est pas le cas, c'est faux, ce n'est pas l'avis personnel de la Ministre estonienne de l'Intérieur Katri Raik, c'est l'une des recommandations du Conseil de l'Europe et de l'OSCE qui a été émise aux autorités estoniennes. C'est pourquoi j'espère vraiment que sous une forme ou sous une autre, une solution au problème des "non-citoyens" sera trouvée. Dans ce sens, les structures internationales, avant tout l'UE, mais aussi l'Otan avec, comme je l'ai dit, l'OSCE et le Conseil de l'Europe, doivent jouer un rôle bien plus actif.
Question: Le Financial Times a parlé hier des résultats des élections en République démocratique du Congo. Pensez-vous qu'une fraude a eu lieu, que les résultats sont incorrects?
Sergueï Lavrov: Les résultats officiels ont été publiés. Je n'ai rien à ajouter. J'ai entendu qu'après l'annonce des résultats ces derniers avaient été remis en question. Mon homologue français le Ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian et d'autres représentants ont exigé de revoir les résultats et de recompter les votes, si je comprends bien. Nous ne nous ingérons pas dans les affaires intérieures de la RDC ni d'aucun autre État, et nous sommes persuadés que les Congolais pourront eux-mêmes trouver une solution à toutes les questions qui surviennent, y compris sur les résultats des élections. Il est très important de respecter leurs droits et de ne pas imposer des accords, comme cela arrive souvent dans les actions de votre pays et de la France en Afrique, dans ses anciennes colonies avec lesquelles (et nous le saluons) il faut poursuivre des relations. C'est dans leur intérêt. Simplement, très souvent, ces anciens liens débouchent sur des conseils assez intrusifs de l'extérieur. Alors que nous proposons - et essayons nous-mêmes d'agir ainsi - de mener plus respectueusement les affaires avec les pays d'Afrique et tous les autres États.
Question: Le Président américain Donald Trump a récemment annoncé la nécessité de créer une zone-tampon de 20 miles au nord de la Syrie. Le Président turc Recep Tayyip Erdogan a également confirmé la volonté de former cette zone. Que pensez-vous de ce projet?
Sergueï Lavrov: Nous formulerons nos estimations au regard de l'évolution générale de la situation en Syrie. Comme je l'ai déjà dit, le Président américain Donald Trump a annoncé le retrait des militaires américains de Syrie. Dans ce contexte, on a lancé l'idée de former une zone-tampon de 20 miles. Il faut analyser tous cela dans une perspective qui prévoit notamment la nécessité de rétablir au plus vite le contrôle des autorités centrales syriennes sur tout le territoire du pays. Cette question sera évidemment soulevée - entre autres - lors de la prochaine visite du Président turc Recep Tayyip Erdogan qui devrait poursuivre ses pourparlers avec le Président russe Vladimir Poutine. Je voudrais souligner encore une fois que l'objectif final est le rétablissement de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de la Syrie - ce qui a été signé par la Russie, les États-Unis, la Turquie et tous les autres membres de l'Onu. En même temps, nous assurerons le respect des intérêts de toutes les parties impliquées et des voisins de la Syrie. La sécurité de tous les pays de la région, notamment de la Turquie, fera certainement partie des accords que nous promouvrons.
Question: L'Islande s'est jointe aux sanctions antirusses et a ainsi perdu un marché d'écoulement de son poisson très important. La Russie était l'un des débouchés principaux des fruits de mer islandais. Beaucoup d'entreprises de pêche ont fait faillite. Que doit faire la République d'Islande pour rétablir sa présence sur le marché du poisson russe?
Il existe en Islande un monument en hommage aux soldats soviétiques. L'Islande ne participe pas aux profanations qu'on constate dans certains autres pays.
Sergueï Lavrov: En ce qui concerne les sanctions, à mon avis, tout est parfaitement clair. Suite à l'introduction de sanctions contre la Fédération de Russie, nous avons été obligés de répondre par des restrictions dans le domaine agricole et alimentaire. Les sanctions de l'UE, adoptées il y a quelques années contre la Fédération de Russie et impliquant notamment l'Islande, prévoyaient des restrictions et des limitations contre les banques russes, y compris celles qui octroyaient des crédits agricoles. Ainsi, nos agriculteurs se sont retrouvés dans une situation discriminatoire du point de vue de la possibilité d'attirer les fonds nécessaires pour leur production. C'est pourquoi nous avons adopté des mesures de riposte contre les aliments et d'autres produits agricoles importés en Russie.
La solution est très simple: il faut renoncer à cette approche des affaires internationales, de plus en plus populaire en Occident - et surtout aux États-Unis. Il n'y a qu'une issue: renoncer à toutes les tentatives d'imposer un diktat ou une concurrence déloyale à l'aide de sanctions ou d'autres moyens. Ceux qui ont été les premiers à recourir à ces méthodes doivent faire le premier pas. Nous entendons souvent dire qu'ils ont effet tout commencé, mais qu'il nous faut les aider parce qu'ils veulent annuler les sanctions mais que la Russie doit faire quelque chose. Nous entendons la même chose dans un grand nombre de situations que nous n'avons pas créées, qu'il s'agisse des sanctions ou de la crise du Conseil de l'Europe causée par la situation à son Assemblée parlementaire. Ils comprennent que nous avons raison. Il leur faut donc renoncer à ces approches et résoudre des problèmes, mais ils nous demandent de leur donner un prétexte pour qu'ils puissent le présenter comme une preuve du fait que nous avons cédé et fait une chose utile pour l'Occident. A mon avis, c'est n'est pas une vision très constructive. Il vaut mieux agit honnêtement. Si l'on a fait des choses que la majorité considère actuellement comme une erreur, il faut corriger tout cela. N'ayez pas peur, nous vous répondrons de manière réciproque. Et très rapidement.
Question: Une délégation représentative du Ministère des Affaires étrangères (une vingtaine d'ambassadeurs russes) s'est rendue l'an dernier à Yamal pour analyser le potentiel d'investissement de la région. Nous voudrions entendre votre avis pour savoir à quel point la coopération avec les régions russes est productive aujourd'hui. Cette pratique sera-t-elle poursuivie?
Sommes-nous satisfaits par l'état de la coopération en Arctique?
Sergueï Lavrov: Je voudrais remercier les autorités de la région d'avoir invité nos ambassadeurs. Cette pratique existe depuis longtemps. Une réunion des ambassadeurs russes est organisée tous les deux ans à Moscou, où le Président russe prononce un discours, de nombreuses sessions sont organisées pour étudier les différents aspects de l'activité de nos établissements diplomatiques à l'étranger. Il est primordial pour nous, notamment dans les conditions actuelles où la diplomatie devient globale et ne porte pas uniquement sur les questions purement politiques mais étudie également les initiatives qui permettent de promouvoir les intérêts économiques des pays, de nos opérateurs économiques, que les ambassadeurs soient au courant de la vie économique des régions - les fondements de la Fédération de Russie. Chaque fois que les ambassadeurs se rendent à cette réunion, nous demandons aux gouverneurs des régions russes, en essayant d'alterner, de nous recevoir. Deux régions ont été visitées l'an dernier (la région de Toula et le District autonome de Yamal-Nenets) par nos ambassadeurs, y compris Yamal. C'est très utile pour eux. J'en ai parlé à certains d'entre eux. Il est très important de voir comment vit la région qui est l'un des moteurs de développement non seulement de la Sibérie, mais également de la Fédération de Russie dans l'ensemble. Les projets qui y sont réalisés sont du plus haut niveau mondial, je ne vais même pas entrer dans les détails aujourd'hui.
Le rôle des régions dans la mise en œuvre de notre politique étrangère est important. Premièrement parce que les régions constituent précisément, avec le centre fédéral, la Fédération de Russie. Deuxièmement, parce que les régions prennent de plus en plus goût aux liens extérieurs. Un décret spécial du Président russe régule les liens extérieurs des régions et désigne le Ministère russe des Affaires étrangères en tant que coordinateur de ces processus afin d'assurer une politique étrangère commune. Nous ne faisons pas de micro-gestion. Tous les accords économiques conclus par les régions, en règle générale, avec leurs voisins, et pas seulement, le sont dans la plupart des cas de leur propre chef, soit reçoivent un soutien au niveau du bloc économique du gouvernement russe. Nous veillons à ce que tout cela s'inscrive dans notre conception générale de la politique étrangère.
Il existe auprès du Ministère russe des Affaires étrangères le Conseil des dirigeants des sujets de la Fédération de Russie, où chaque année sont représentés 7 gouverneurs de région (par rotation), le Ministère russe du Développement économique, le Ministère russe de l'Industrie et du Commerce, le Service fédéral des douanes et d'autres institutions chargées de régler les questions qui intéressent les régions dans leurs relations économiques extérieures.
Le Conseil de l'Arctique est une organisation très utile. Nous soutenons par différents moyens les processus qui se déroulent au sein de cet organe. C'est probablement l'une des rares structures qui n'est pas touchée par les querelles géopolitiques. Elle travaille de manière très concrète et dépolitisée. Nous pensons que c'est un modèle à suivre. Actuellement, il est présidé par la Finlande. Il est prévu d'organiser des activités qui seront certainement annoncées par nos collègues finlandais. Un travail substantiel est mené sur le développement des ressources du Nord en préservant l'environnement, en garantissant les intérêts des peuples autochtones et minoritaires du Nord. Il existe un groupe spécial chargé de cette question, qui veille à la situation. Tout cela est très important. Outre le développement de l'infrastructure de transport, nous apportons notre contribution en assurant une exploitation de plus en plus sûre et efficace de la Route maritime du Nord.
Question: La politique étrangère de la Russie, constructive, ferme et sérieuse, est devenue un facteur de sécurité internationale. La Russie est de retour au Moyen-Orient, elle suscite le respect, tout le monde prend en considération la position de votre pays. La politique russe a permis d'"atténuer" beaucoup de défis dans le monde.
L'Union européenne ne dispose évidemment pas du potentiel nécessaire pour résoudre les problèmes liés à la décision américaine de quitter l'accord sur le nucléaire iranien. Huit mois se sont déjà écoulés depuis la promesse de l'UE d'élaborer un mécanisme financier pour poursuivre le dialogue avec l'Iran et indemniser les entreprises européennes si ces dernières étaient ciblées par les sanctions.
"A l'aube" du pouvoir soviétique a été créée une banque perso-soviétique avec une capitalisation de 5 millions de dollars, à l'époque où celle de la banque centrale de l'Iran se chiffrait à 500 000 dollars. Cette banque a été un moteur important pour le développement du commerce, de l'agriculture et de l'industrie des deux pays, pour le renforcement des positions de l'Union soviétique en Iran.
Aujourd'hui, plus aucune banque ne travaille en Iran. Nous attendons une décision de l'UE, mais Bruxelles est incapable d'élaborer ce mécanisme financier. Comme vous dirigez la politique étrangère de la Russie, vous pourriez devenir une force motrice pour les ministères russes du Commerce ou du Développement économique afin de créer une banque russo-iranienne qui utiliserait les devises nationales afin d'assurer son invulnérabilité face aux sanctions des États-Unis ou d'autres pays occidentaux.
Sergueï Lavrov: Comme vous le savez, conformément à la Constitution, c'est le Président russe qui définit la politique étrangère de la Russie. Quant à nous, nous tentons de la mettre en œuvre dans la mesure de nos forces. Merci pour vos paroles chaleureuses.
Quant à la situation autour du Plan d'action global conjoint sur le nucléaire iranien, les participants au Plan - moins les USA - se sont rencontrés à Vienne en juillet 2018, ainsi qu'en marge de l'Assemblée générale de l'Onu à New York au niveau des ministres des Affaires étrangères en septembre dernier. Nous avons soulevé à plusieurs reprises et soulevons toujours ce sujet lors de nos contacts avec l'Union européenne. Il y a longtemps, Bruxelles avait promis de créer un "special purpose vehicle", c'est-à-dire un mécanisme de paiement spécial indépendant des États-Unis ou du système SWIFT, dont les États-Unis ont pris le contrôle à l'aide des positions du dollar, gonflées de manière artificielle dans le contexte actuel. L'Union européenne nous promet chaque fois qu'elle mènera bientôt ce travail à son terme. Mon adjoint a récemment contacté des représentants du service diplomatique européen, mais nous constatons que leur travail progresse difficilement, alors que le temps presse.
Vous êtes certainement au courant des publications indiquant que ce problème a suscité des commentaires conflictuels dans les milieux politiques iraniens. Cela ne favorise en rien le règlement. Malheureusement, il ne s'agit pas de la seule situation où l'UE n'arrive pas à obtenir de résultats. Je ne sais pas comment on peut l'expliquer. Nous avons mentionné les Balkans et le Kosovo, où l'UE avait joué un rôle très utile. Nous considérions que l'UE avait favorisé des ententes entre Pristina et Belgrade sur un nombre de questions importantes. Ainsi, on a annoncé il y a quelques années la décision de créer la Communauté des municipalités serbes du Kosovo pour, d'une certaine manière, protéger les droits des habitants serbes de cette région. En réalité, cette entité n'a pas encore été formée: Pristina refuse catégoriquement de le faire, alors que l'Union européenne baisse les bras et ne peut pas appeler les Kosovars à l'ordre.
J'ai entendu parler de l'expérience réussie de la banque perso-soviétique. Une banque ou un autre mécanisme - ce n'est pas vraiment important. L'objectif est pourtant parfaitement clair: assurer que le commerce entre l'Iran et d'autres pays - notamment la Fédération de Russie - ne dépende pas des actions unilatérales des États-Unis. Je vous assure que le Ministère russe du Développement économique et d'autres institutions entreprennent des efforts en ce sens. Nos partenaires iraniens sont au courant. D'autres partenaires commerciaux de Téhéran agissent de la même manière. Il s'agit notamment d'une transition plus rapide que prévu vers l'utilisation des devises nationales dans les transactions bilatérales. Il existe encore d'autres idées, qui sont étudiées au niveau des institutions économiques.
Question: Toute l'Europe est actuellement préoccupée par le Brexit. Les relations russo-britanniques sont aujourd'hui très tendues, surtout après l'affaire Skripal. Quel scénario de Brexit semble le plus intéressant à la Russie compte tenu de ses intérêts en Europe?
Sergueï Lavrov: C'est l'affaire du Royaume-Uni et de ses citoyens, du Parlement de ce pays. Nous sommes naturellement préoccupés par l'influence de cet événement sur l'Union européenne car l'UE est notre partenaire commercial principal en tant qu'entité - au niveau étatique, c'est la Chine - malgré le fait que nos échanges ont chuté à cause des sanctions à environ 270 milliards de dollars - une dégradation considérable par rapport au niveau record de 400 milliards de dollars qu'ils avaient atteint.
Le Brexit et d'autres événements lancent beaucoup de processus qui influenceront le fonctionnement de l'Union européenne. Il nous est très important de comprendre comment cela influera sur nos relations, tout d'abord dans le domaine commercial et économique. En ce qui concerne l'option "la plus intéressante", une telle formule est caractéristique de la psychologie des pays et des politiciens qui veulent s'ingérer dans d'autres États et diriger leurs processus intérieurs. Nous ne le faisons pas. J'ai déjà cité des exemples de manipulation ouverte et éhontée des préparatifs de l'accord de Prespa en Macédoine. Aujourd'hui, l'ambassadeur américain en Allemagne tente d'influer sur la position des entreprises allemandes concernant le Nord Stream 2. Nous sommes contre des approches de ce genre.
Nous ne disons rien sur le Brexit, bien que certains écrivent sans cesse que la Russie "se frotte les mains" et "se réjouit" du malheur britannique. Rien n'est plus éloigné de la vérité. Nous avons toujours souligné - bien avant la formation du Brexit - que nous avons intérêt à voir une Union européenne soudée, forte et - ce qui est le plus important - indépendante. Quant aux futurs événements, nous verrons. Nous sommes naturellement prêts à coopérer avec l'Union européenne et le Royaume-Uni si ce processus se solde en effet par sa sortie de l'UE. Nous définirons la forme la plus convenable de ce travail après avoir établi ce qui s'est passé en réalité.
Question: La Serbie cherche à échapper au problème du choix entre la Russie et l'UE mais dans le pays, certains disent que ce choix doit être fait. L'an dernier vous avez effectué une visite productive à Belgrade. A présent, le Président russe Vladimir Poutine compte s'y rendre. Quels sont les objectifs visés par la politique étrangère russe en Serbie?
Sergueï Lavrov: Vous avez noté à juste titre que l'Europe pensait que la Serbie devait au final faire un choix entre la Russie et l'UE. C'est une mentalité obsolète depuis longtemps. Elle reflète les anciennes mœurs coloniales. J'ai déjà cité plusieurs fois l'exemple de quand l'UE s'engageait sur la voie des exigences unilatérales dans la logique des jeux à somme nulle. Ainsi, pendant le premier "Maïdan" en Ukraine en 2003, le Ministre belge des Affaires étrangères Karel De Gucht, devenu ensuite commissaire européen, exigeait ouvertement que les Ukrainiens décident s'ils étaient avec la Russie ou l'UE. Ces approches provocantes, reflétant des aspirations de grande puissance, ne correspondent pas aux décisions que nous avons prises ensemble à l'OSCE et dans le cadre des relations entre la Russie et l'UE.
Des négociations de pré-adhésion se déroulent actuellement en Serbie sur différents chapitres. Sans se sentir gênée, l'UE affirme que, premièrement, la Serbie doit reconnaître l'indépendance du Kosovo pour adhérer à l'UE et, deuxièmement, se joindre à la politique de l'UE vis-à-vis la Russie, y compris en adoptant des sanctions. Il est tout simplement indécent d'adopter de telles positions. J'ai déjà dit à plusieurs reprises que l'UE était fière de son unité, mais que ces derniers temps cette dernière était assurée par le "plus petit dénominateur commun", quand une minorité agressive exige d'autres pays de l'UE d'adopter des positions qui sont manifestement préconçues et discriminatoires vis-à-vis de la Russie.
Je suggère de renoncer à la logique "soit avec la Russie, soit avec l'UE". Revenons à une époque où les grands Européens, dont Charles de Gaulle et d'autres dirigeants, promouvaient la vision d'un espace commun de l'Atlantique d'abord jusqu'à l'Oural, puis jusqu'à l'océan Pacifique. Tout cela est confirmé dans les documents de l'OSCE, de l'UE-Russie, de l'Otan-Russie (sur la sécurité égale et indivisible), mais pour une raison qu'on ignore il n'y a pas d'aptitude à s'entendre dans la pratique.
Nous souhaitons revenir à la philosophie de la coopération conjointe basée sur un équilibre des intérêts et non sur l'imposition à d'autres de visions élaborées par un petit groupe d’États, aussi influents qu'ils soient.
Question: Il y a quelque temps, on parlait activement d'une mission de maintien de la paix dans le Donbass. N'est-ce plus le cas à présent? Ou quelque chose se prépare en coulisses?
Sergueï Lavrov: Cela fait partie des choses que j'ai évoquées aujourd'hui – sur le rapport entre le droit international et les règles qui sont inventées et sont présentées comme des vérités incontestables.
En parlant du droit international, il y a les Accords de Minsk approuvés par le Conseil de sécurité des Nations unies. Conformément à ces accords, toutes les questions doivent être réglées à travers un dialogue direct entre Kiev, Donetsk et Lougansk avec la médiation de l'OSCE. Une Mission spéciale d'observation (MSO) de l'OSCE a été déployée en Ukraine – non seulement dans le Donbass, mais également en Ukraine dans l'ensemble, y compris les régions où la Mission doit veiller au respect par l'Ukraine de ses engagements en matière des droits de l'homme et d'autres questions de la vie européenne. Cette Mission a commencé à éprouver des problèmes de sécurité, des incidents ont eu lieu. En particulier, l'un des collaborateurs, un Américain, a été tué en explosant sur une mine. La Mission a mené l'enquête, mais dès qu'elle a révélé que la mine n'avait pas été placée par les insurgés, ce thème a été immédiatement abandonné et plus personne ne l'a évoqué.
A cet égard, je voudrais rappeler, d'ailleurs, que nous avons appelé à plusieurs reprises nos collègues de l'OSCE et de la direction de la MSO de l'OSCE en Ukraine à être plus transparents dans leurs rapports, parce que le plus souvent ils écrivent que tel jour ou telle semaine tant de bombardements ont eu lieu en causant tant de victimes, mais on ignore qui a tiré sur qui. En septembre 2017, sous notre pression, la Mission a enfin rédigé un rapport montrant les victimes et les objectifs du côté des insurgés, à quoi ressemble la situation du côté des forces armées ukrainiennes. Il est suffisamment clair que ce sont principalement les militaires ukrainiens qui bombardaient les communes, et que dans la plupart des cas les insurgés ne faisaient que riposter. Le nombre de bombardements contre les communes par les forces armées ukrainiennes dépasse largement les statistiques du côté des insurgés. La même chose concerne les victimes parmi les civils.
D'ailleurs, puisque aujourd'hui nous nous rencontrons avec les journalistes, avec vous les représentants des médias, je voudrais mentionner ce que j'ai dit plusieurs fois à mes collègues occidentaux quand ils essayaient de me persuader que Donetsk et Lougansk étaient responsables de tous les problèmes sur la ligne de contact et que c'étaient les insurgés qui provoquaient les échanges de tirs et les affrontements: que les journalistes russes travaillent à l'est de la ligne de contact pratiquement en temps réel. Vos collègues réalisent régulièrement des reportages depuis les lieux des événements en montrant ce qui se passe dans la vie réelle du côté des insurgés. J'ai suggéré à plusieurs reprises à mes collègues occidentaux qui remettent en question les faits réels de proposer aux journalistes occidentaux de mettre en place ce même travail sur la ligne de contact du côté contrôlé par les forces armées ukrainiennes. Je ne me souviens pas que quelqu'un y travaille ni à titre permanent ni même régulièrement. Il y a un an et demi, un groupe de tournage de la BBC s'y est rendu pour préparer un reportage assez objectif, à mes yeux, mais plus personne n'y est revenu depuis.
Si les journalistes souhaitent rapporter la vérité, que ce soit la BBC, Euronews ou un autre média, puisque vos gouvernements ne vous poussent pas à ce que vous travailliez dans l'une des régions géopolitiques les plus problématiques du monde, je m'adresse à vous pour vous demander de mener un travail du côté ouest de la ligne de contact dans le Donbass. Au moins, vous apprendrez bien plus qu'à partir de simple reportages qui sont réalisés on ne sait comment à distance.
Pour revenir à la Mission: quand des problèmes de sécurité sont survenus, en réponse aux inquiétudes exprimées par les représentants allemands et français, nous avons suggéré d'armer les observateurs de l'OSCE avec des armes légères. L'OSCE a refusé. D'ailleurs, les Allemands et les Français ont également dit que ce n'était pas une bonne chose parce que l'OSCE n'avait pas d'expérience dans de telles opérations de maintien de la paix armées. A l'époque, le Président russe Vladimir Poutine avait proposé - et nous avons soumis une résolution à ce sujet au Conseil de sécurité des Nations unies - de créer une Mission de l'Onu pour protéger les observateurs de l'OSCE. Cette résolution était très simple et basée sur un acte juridique international: le mandat de l'OSCE et de l'Onu en soutien aux Accords de Minsk. Elle stipulait que les observateurs de l'OSCE, où qu'ils soient dans le Donbass, devaient être accompagnés par des gardiens de l'Onu.
C'était une approche juridique internationale. Mais en réponse, nos collègues occidentaux, avant tout américains, ont à nouveau avancé une "règle" inventée par le représentant spécial des USA pour l'Ukraine Kurt Volker. Ces règles, malgré ce qui était prévu par les Accords de Minsk, ne consistaient pas à contribuer au dialogue direct entre Kiev et les insurgés pour assurer, avec la médiation de l'OSCE, le règlement de tous les problèmes, mais à envoyer dans le Donbass un contingent militaire de l'Onu de 30 000 hommes avec des armements lourds, y compris tous les types de forces armées, et à prendre sous contrôle tout le périmètre du territoire du Donbass en question. Puis dissoudre la résistance locale, la police, les administrations locales à Donetsk et à Lougansk, envoyer la police de l'Onu et l'administration de l'Onu pour décider de tout sur place.
Avec un tel scénario, une telle "règle" proposée par les USA, inutile d'organiser des élections. Une décision unilatérale sera tout simplement imposée au lieu d'un consensus et des compromis entre le Donbass et Kiev. Nous avons expliqué les raisons pour lesquelles nous ne pouvions pas renoncer à la logique et aux décisions du Conseil de sécurité des Nations unies en substituant le droit international par cette règle inventée par Kurt Volker. Je pense que tout le monde nous comprend mais feint que l'unique moyen de régler la crise ukrainienne consiste à suivre la ligne du gouvernement actuel et à forcer le Donbass à se rendre. Il est complètement irréaliste de compter là-dessus. Il vaut mieux que nos collègues allemands et français, qui ont exprimé leur soutien aux Accords de Minsk au format Normandie, et les autres membres de la communauté internationale, USA y compris, parviennent à initier le début des négociations directes pour remplir les Accords de Minsk.
Question: A la fin de la semaine dernière, les médias américains ont annoncé que les États-Unis comptaient renforcer leurs positions en Arctique en réponse aux "prétentions démesurées de la Russie et de la Chine" dans la région. La presse a cité Richard Spencer, secrétaire américain à la Marine, pour annoncer que Washington envisageait d'envoyer des navires en Arctique dès l'été prochain, ce qui serait la première opération de la marine américaine visant à assurer la liberté de navigation dans la région.
Lors d'une rencontre des ministres du Conseil de l'Arctique en Alaska en mai 2017, vous aviez souligné l'absence de potentiel de conflit dans la région arctique. Que pensez-vous de la volonté des États-Unis d'élargir leur présence militaire en Arctique? Est-ce que cette initiative pourrait servir de nouveau prétexte pour aggraver des tensions dans les relations entre la Russie et les États-Unis? La Russie lancera-t-elle des mesures de riposte en cas de déplacement de navires américains en Arctique?
Sergueï Lavrov: Les États-Unis sont une puissance arctique. Conformément au droit international, notamment à la Convention de l'Onu sur le droit de la mer, les États-Unis peuvent - comme toutes les autres puissances arctiques ou non-arctiques - utiliser les itinéraires maritimes de cette région.
Quant à l'utilisation du Passage du Nord-Est par les navires de guerre de n'importe quel État, il existe des règles spéciales. Un bâtiment de guerre français a emprunté le Passage du Nord-Est en automne dernier. Nous avions étudié tous les détails avec nos collègues français et toutes les questions avaient été résolues.
Nous espérons que tout le monde respectera ces règles car toute autre approche est inacceptable. La Fédération de Russie est responsable du bon fonctionnement et de la sécurité du Passage du Nord-Est.
En ce qui concerne les raisons de l'attention accrue des États-Unis pour la région, je voudrais répéter encore une fois que ce pays est une puissance arctique. A condition de respecter toutes les normes juridiques, y compris les normes russes de l'utilisation du Passage du Nord-Est, je n'y vois aucun problème. Je ne sais pas si les Etats-Unis veulent en effet renforcer ainsi le potentiel conflictuel. Et je ne veux rien anticiper. Mais on peut dire que les États-Unis agissent ainsi dans plusieurs régions du monde, notamment en mer de Chine méridionale où ils tentent de s'ingérer dans les litiges territoriaux entre la Chine et les pays d'Asie du Sud-Est. J'espère bien qu'ils n'appliqueront pas en Arctique leur manière de créer partout des situations aggravant les relations entre les pays dans différentes régions du monde. Une telle attitude ne favoriserait évidemment pas la coopération dans le cadre du Conseil de l'Arctique.
Question: Les États-Unis ont lancé en 2018 une guerre commerciale contre la Chine. La Russie fait également face à l'aggravation du contexte international. Les experts estiment que cette situation ne fait que renforcer la solidarité entre nos deux pays. Êtes-vous d'accord avec cette affirmation? Comment nos relations politiques vont-elles évoluer?
Sergueï Lavrov: Il existe beaucoup de spéculations concernant le développement des relations dans le "triangle" Russie-Chine-USA. Certains veulent revenir à l'approche du Président Richard Nixon qui avait normalisé les relations des États-Unis avec la Chine pour endiguer l'Union soviétique. On constate également beaucoup d'autres desiderata.
Des membres du parti au pouvoir au Japon ont récemment évoqué la nécessité de signer un accord de paix avec la Russie, avant tout pour mieux endiguer la Chine.
Si tout ce qui se passe dans les relations entre nos pays est analysé à travers le prisme des tentatives d'enfoncer un coin entre nous ou de la recherche des possibilités de nous diviser en camps différents, cela ne suscite qu'un chagrin profond car cette approche reflète la mentalité "celui qui n'est pas avec nous est contre nous".
La Russie et la Chine ne se lient pas d'amitié contre qui que ce soit. Nous sommes amis parce que nous sommes voisins et partenaires stratégiques dans les affaires internationales, nous avons de nombreux intérêts communs, nous voyons de la même manière la nécessité de rendre le monde plus stable, sûr et démocratique. C'est la base de notre partenariat stratégique et de notre coopération globale. Nous avons notamment un intérêt commun, qui consiste non seulement à préserver le système commercial mondial mais également à le rendre plus contrôlable et clair, et moins soumis aux caprices unilatéraux de tel ou tel État. Un travail long et important nous attend mais nous sommes disposés à obtenir un résultat.
Question: Selon vous qu'a apporté l'année 2018 aux relations russo-azerbaïdjanaises? Pensez-vous qu'elle a marqué une percée? Pour quelle raison le sommet Russie-Azerbaïdjan-Iran n'a pas eu lieu à Moscou l'an dernier? Quelles sont ses perspectives? Quelles sont les perspectives de la création d'un format Russie-Azerbaïdjan-Turquie?
Sergueï Lavrov: En ce qui concerne nos relations avec l'Azerbaïdjan, je n'utiliserais pas de terme comme "percée", parce que nos relations n'évoluent pas par à-coups mais de manière assez stable et progressive. Des entretiens substantiels ont eu lieu l'an dernier au niveau des présidents, ainsi que mes rencontres avec Elmar Mamediarov à Bakou et à Moscou. Nos ministères de l’Économie ont également coopéré de manière étroite. Le Forum humanitaire international de Bakou s'est déroulé une nouvelle fois sous le patronat conjoint des présidents de la Russie Vladimir Poutine et de l'Azerbaïdjan Ilham Aliev. Difficile de tout énumérer.
Nous sommes liés par de nombreuses activités formelles, officielles et informelles, notamment le Festival international de musique Jara, qui est très populaire aussi bien en Azerbaïdjan qu'en Russie.
Je trouve que l'année dernière a été très positive. Nous avons bien coopéré au sein des structures de la CEI, de l'ONU, de l'OSCE, ainsi qu'au Conseil de l'Europe où l'on essaie d'agir vis-à-vis de l'Azerbaïdjan de manière assez préconçue. A l'APCE, on constate également des tentatives de discriminer les droits des députés azerbaïdjanais.
Le gouvernement a changé en Arménie l'an dernier, c'est pourquoi notre contribution au travail des coprésidents pour le processus de paix dans le Haut-Karabakh s'est limitée pour l'instant à des rencontres pour faire connaissance. Un nouveau contact est prévu ce mois-ci entre les coprésidents de la Russie, de la France et des USA et les ministres des Affaires étrangères de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan. Je pense que dans ce sens également nous pourrons contribuer au règlement du conflit qui perdure, mais qui ne pourra être réglé qu'en présence de bonne volonté d'Erevan et de Bakou, ainsi qu'avec le soutien de la communauté internationale, notamment en la personne des coprésidents. Je pense que les déclarations qui ont été faites, entre autres par Bakou, sur la disposition à chercher des solutions, méritent d'être pleinement soutenues. Nous espérons que nos amis arméniens répondront également par la réciproque.
En ce qui concerne la seconde partie de votre question - le format Russie-Azerbaïdjan-Iran - il n'y avait pas d'accord pour organiser une réunion dans ce format chaque année. C'est pourquoi il n'est pas tout à fait correct de dire qu'il a été impossible d'organiser la réunion entre les trois présidents. En effet, c'est notre tour d'accueillir le prochain sommet Russie-Iran-Azerbaïdjan. Nous le préparons et je vous assure qu'il aura lieu.
Quant aux autres formats possibles avec la participation de l'Azerbaïdjan, les discussions ne sont pas encore passées au stade pratique. Il faut voir quelle "valeur ajoutée" apporteraient ces formats. Créer un format juste pour créer un format ne serait pas dans l'intérêt de l'Azerbaïdjan, de la Russie et d'autres participants éventuels. Je répète: si telle ou telle forme de coopération avait une "valeur ajoutée", bien sûr, nous étudierions avec plaisir une telle éventualité.