Interview de S.V.Lavrov, Ministre des affaires étrangères de la Russie, à la chaîne TV "Vesti", le 28 juillet 2009
Question: A la veille de l'anniversaire des йvйnements en Ossйtie du Sud, nous voyons de curieuses mйtamorphoses, liйes а l'apprйciation de ces йvйnements-lа. Je parle des mйtamorphoses, qui se passent en-dehors de la Russie. Par exemple, M.Saakachvili a rйcemment reconnu sa dйfaite, et le chef de l'OTAN Jaap de Hoop Sheffer a dit, que la voie de l'Ukraine et de la Gйorgie а l'OTAN leur est interdite dans un avenir proche, car ces йtats ne sont pas prкts а adhйrer а l'alliance. Que se passe-t-il, selon vous : sont-ce les rйalitйs politiques, la rйalitй dans le monde qui changent, ou est-ce l'histoire qui met tout а sa place ?
S.V.Lavrov: Je pense, qu'il y a un peu de tout. Certes, l'essentiel est que la rйalitй existe, et l'on n'y peut rien. Tous l'ont depuis longtemps compris, mais ce n'est que maintenant qu'ils commencent а reconnaоtre ouvertement cette rйalitй. C'est un processus compliquй pour ceux, qui, du temps de l'agression contre l'Ossйtie du Sud, ne se sont pas placйs du cфtй de la vйritй, de la justice, des intйrкts de la cause finalement, mais de celui de l'idйologie et de la politique de blocs. Parmi ceux-ci se sont retrouvйs les pays membres de l'OTAN. L'alliance s'est positionnйe du cфtй de ceux, qui ont niй les faits par tous les moyens, qui s'imprйgnaient du mensonge venant de Tbilissi et qui se sont comportйs d'aprиs les modиles pйrimйs – ceux de «la guerre froide», dйfendant l'homme, sur lequel on avait essayй de miser, qui a tous simplement mis tout le monde dans le pйtrin, commettant une aventure impardonnable, qui a coыtй la vie а des centaines de gens. C'est ce qui est, а proprement parler, devenu la tragйdie pour la Gйorgie mкme et pour le peuple gйorgien, auquel nous vouons un grand respect et avec lequel personne ne saura jamais nous brouiller – ni Saakachvili, ni ceux, qui lui ont soufflй et continuent aujourd'hui de le faire.
Les faits йtaient connus au moment mкme des йvйnements. Le 7 aoыt, les observateurs de l'OSCE, qui se trouvaient en Ossйtie et en Gйorgie, ont informй Vienne, leur siиge, de l'importante concentration des troupes gйorgiennes, du matйriel militaire gйorgien prиs des frontiиres de l'Ossйtie du Sud. Le 8 aoыt, ils ont informй du bombardement nocturne de Tskhinval de l'extйrieur de la zone du conflit – ce ne pouvait кtre que depuis le territoire de la Gйorgie, – y compris par les lance-roquettes multiples «Grad» et l'artillerie. Par la suite, fin aoыt dernier, dans le cadre de l'Organisation des Nations Unies, l'observateur militaire chef de l'ONU en Abkhazie a prйsentй ses apprйciations de la situation, cela dit а la rencontre de tous les pays, qui avaient envoyй leurs observateurs au sein de la Mission de l'ONU en Abkhazie. Conformйment а cette apprйciation, il a йtй clairement rapportй, que les agissements similaires йtaient aussi prйparйs contre l'Abkhazie.
L'ONU dispose des preuves de ce que les militaires russes ont agi uniquement contre les objets militaires de l'armйe gйorgienne. Ces informations ont йtй gйnйralisйes et йnoncйes dйbut septembre dans le rapport interne de l'ONU. Il ne laisse aucun doute concernant ceux, qui ont commencй tout cela. Saakachvili est aussi responsable du dйbut des hostilitйs en Ossйtie du Sud, de l'attaque contre l'Ossйtie du Sud, de la prйparation du scйnario similaire contre l'Abkhazie. Donc, toute cette annйe-lа durant, ceux qui affirmaient le contraire, n'ont pas dit la vйritй, pour ne rien dire de plus, et le faisaient au nom de leurs projets idйologiques. Le projet de Saakachvili йtait notoirement idйologique, virtuel, et a entiиrement йchouй. Mais qui voudra reconnaоtre, que ton enfant t'a posй un tel lapin ?
Question: Va-t-on mettre le point final dans les apprйciations de ces йvйnements-lа aprиs la publication du rapport de H.Tagliavini ?
S.V.Lavrov: Dans les jours qui viennent, H.Tagliavini doit venir а Moscou. Elle visitera le Ministиre des affaires йtrangиres, oщ nous lui demanderons, si sa mission a pris une connaissance profonde des documents, y compris ceux, dont je viens de parler. J'espиre, que cette diplomate, et je la connais depuis longtemps, – c'est une personne responsable et probe – remplira ses fonctions avec honnкtetй et rapportera а l'Union Europйenne – c'est l'UE qui a crйй cette mission – l'image objective des йvйnements.
Question: Il y a un an, le MAE de la Russie йtait aussi sur la pointe, sur la ligne du front, car les attaques politiques contre la Russie йtaient а peine moins violentes, que les attaques militaires contre l'Ossйtie du Sud. Comment les apprйciations du MAE ont-elles changй un an aprиs ? Oщ aviez-vous raison, et oщ peut-кtre pas ? Qu'aurait-on pu alors faire autrement ?
S.V.Lavrov: Au moment du commencement de l'attaque de l'armйe gйorgienne contre l'Ossйtie du Sud, nous n'avons pensй qu'а une chose : comment faire pour йviter les pertes parmi nos citoyens, parmi les civils ? Comment garantir la protection de nos pacificateurs, qui, avec leurs armes lйgиres, sont devenus la cible du matйriel lourd gйorgien ? Nous avons agi, partant, avant tout, du besoin de sauver les gens. Ensemble avec l'Etat-major des Forces Armйes de la Fйdйration de Russie, nous avons commencй а fournir rapidement l'information en cours sur le dйveloppement des йvйnements. Cependant, il est sыr que nous ne maоtrisions pas l'espace mondial de l'information. Nous ne le maоtrisions peut-кtre pas, avant tout, faute des possibilitйs, qu'avaient ceux, qui ont dйcidй de se mettre rйsolument du cфtй de Saakachvili. Et, peut-кtre encore, parce que mкme les mйdias, qui sortent sur le marchй mondial, on aurait pu les utiliser plus activement. C'est peut-кtre lа que notre travail a йtй insuffisant, bien que, je rйpиte, avant tout nous n'ayons pas pensй а ce que l'on va dire de nous, mais а sauver les gens. Par la suite, dиs l'achиvement de la partie active des hostilitйs, aprиs que le Prйsident de la Russie a donnй l'ordre d'arrкter l'opйration de contrainte а la paix, vu que ses buts ont йtй atteints, nous nous sommes occupйs de la stabilisation et de la normalisation de la situation. Cela comprenait le plan connu Medvйdev-Sarkozy, que l'on a prйparй littйralement «sur le tas», quand le Prйsident de la France, parallиlement chef de l'Union Europйenne, est arrivй а Moscou. C'йtait un acte courageux. C'йtait la position active, dictйe par les mкmes considйrations, qu'avanзait la Fйdйration de Russie pour stabiliser la situation et йviter la reprise de la phase "chaude" du conflit, ainsi que pour йviter, que l'armйe gйorgienne ne tente pas de nouveau а s'impliquer а cette aventure.
Puis, ont suivi de nombreuses discussions а l'OSCE, oщ, а propos, le plan Medvйdev-Sarkozy a йtй soutenu, bien que, si l'on reparle de la guerre informationnelle, et c'йtait bel et bien une guerre informationnelle, Saakachvili ait fait tout pour fausser le contenu du plan Medvйdev-Sarkozy. Je rappelle, qu'а Moscou, les prйsidents de la Russie et de la France ont approuvй six principes et les ont prйcйdйs d'un prйambule, dont la premiиre phrase йtait, que les prйsidents de la Fйdйration de Russie et de la Rйpublique Franзaise soutiennent les principes ci-aprиs et appellent les parties appropriйes а y adhйrer. D'oщ la claire conclusion, que la France en sa qualitй nationale et en qualitй du prйsident de l'Union Europйenne ne considйrait pas la Russie comme partie en conflit. La Russie et la France ont avancй une initiative, appelй les parties – la Gйorgie, l'Ossйtie du Sud et l'Abkhazie – а adhйrer а ces principes, avant tout au principe du non-usage de la force. Mais Saakachvili, tout en donnant son accord а ces principes, a insistй d'фter cette phrase du torchon, qu'il a signй. Depuis, il ne cesse de rйpйter, que la Russie est une partie et est obligйe de respecter ces mкmes principes. Mais c'est avant tout lui en tant que personne, qui a crйй toutes ces complications, qui a crйй tant de problиmes pour la rйgion, y compris sur le plan gйopolitique, puisque les changements gйopolitiques sont flagrants, qui doit les respecter.
Question: Selon vous, est-ce que cette guerre informationnelle est finie ?
S.V.Lavrov: Non, elle se poursuit. De temps en temps, bien que dйjа bien moins rйguliиrement, nous entendons des dйclarations, que la Russie doit reconnaоtre l'intйgritй territoriale de la Gйorgie, retirer ses troupes du territoire gйorgien, parlant de l'Ossйtie du Sud et de l'Abkhazie. Ce sont les йchos de la mentalitй d'antan, les jйrйmiades de ceux, qui, en dйpit des rйalitйs claires а tous depuis longtemps dйjа, cherchent а nous attaquer d'une faзon ou d'une autre, crйer des excitants pour nous et sauver le rйgime, dont la faillite entiиre est en fait йvidente pour tous. Je pense, que c'est de l'inertie. Cette inertie passera, les йvйnements sont irrйversibles. Nous ne voulions pas, en arrкtant l'agression gйorgienne, reconnaоtre l'Ossйtie du Sud et l'Abkhazie. Qui plus est, dans le plan Medvйdev-Sarkozy, concertй а Moscou, nous avons nous-mкmes proposй, que les discussions internationales, qui ont actuellement commencй а Genиve, examinent entre autres la question du statut de l'Ossйtie du Sud et de l'Abkhazie. Nous avons proposй d'examiner ce statut au format international. Quand le prйsident N.Sarkozy a amenй ce plan а Tbilissi, Saakachvili en a rayй non seulement la premiиre partie, que je viens de mentionner, qui prouvait sans йquivoque, que la Russie n'йtait pas une partie du conflit, mais insistй d'фter de l'ordre du jour des discussions internationales les questions du statut. Alors nous avons tout compris et avons pris la dйcision, que nous avons prise, d'autant plus, qu'aprиs le plan Medvйdev-Sarkozy, Tbilissi a immйdiatement fait entendre les nouveaux appels belliqueux а la revanche, etc.
Donc, la reconnaissance par la Russie de Abkhazie et de l'Ossйtie du Sud a йtй un pas non prйvu. Nous avons avant tout pensй а sauver les gens, cependant, nous avons compris, que pour sauver les gens, il ne suffit pas d'arrкter simplement l'agression et de les laisser vivre en Gйorgie. Au sein de la Gйorgie, ce prйsident-ci йtant, la survie des peuples de ces deux rйpubliques serait clairement menacйe.
Question: Selon vous, combien de temps encore le problиme gйorgien va-t-il rester un sujet aussi gкnant entre la Russie, l'Europe et les USA ?
S.V.Lavrov: Les derniers contacts avec nos partenaires occidentaux montrent vraiment, qu'ils occupent pour la Gйorgie une position diffйrente. Mais cela est dйjа fait sans emphase, je dirais en rйgime routinier. Le problиme gйorgien ne gкne plus le dйveloppement de nos relations. Cela a йtй aussi confirmй au cours de la visite du Prйsident B.Obama, oщ ce sujet n'a en rien influй sur le contenu des dйcisions obtenues trиs importantes, bien que l'on ait encore а les mettre en pratique. J'espиre, que cela sera fait, et aussi, que l'Administration du Prйsident B.Obama se guidera sur ce, dont nous nous sommes entendus а Moscou. Nous croyons anormales les tentatives venant de l'intйrieur de cette administration de nous entraоner dans le passй, comme l'a fait le politique connu le vice-prйsident J.Biden. Son interview, rйcemment publiйe au journal «The Wall Street journal», serait transcrit sur les discours des collaborateurs leaders de l'administration G.Bush. Cependant, je pense, que la rйponse а la question, s'il faut rester dans le cadre de cette Amйrique-lа ou tout de mкme chercher des changements, est donnйe par le peuple amйricain lui-mкme aux йlections du 4 novembre dernier.
Si l'on parle de la visite du vice-prйsident J.Biden en Gйorgie, j'ai gardй en mйmoire le reportage sur sa rencontre avec les enfants gйorgiens et son conseil, entre autres, de prendre pour modиle le Prйsident Saakachvili. Je pense que c'est un trиs mauvais conseil. J'espиre, que les enfants, qui vivent maintenant en Gйorgie, et en gйnйral les jeunes gйorgiens, qui au bout d'un certain temps, occuperont les places de pointe dans la vie politique, йconomique, culturelle gйorgiennes, seront tout de mкme responsables. La Gйorgie recevra а travers les procйdures dйmocratiques, l'expression de la volontй de son peuple les politiques responsables, qui pensent avant tout aux intйrкts de leur nation, ce qui comprend toujours comme piste importantissime la science de vivre en paix, en bonne entente et en respect avec ses voisins.
Concernant les relations avec l'Union Europйenne, comme j'ai dйjа dit, le Prйsident N.Sarkozy, qui se trouvait а sa tкte pendant l'agression gйorgienne, a vraiment fait preuve de courage, de responsabilitй, de qualitйs d'un politique d'йchelle globale. Le plan Medvйdev-Sarkozy reste le stabilisateur le plus sйrieux de la situation. A cфtй de la prйsence des troupes russes d'aprиs les accords intergouvernementaux avec l'Ossйtie du Sud et l'Abkhazie, la prйsence des observateurs de l'Union Europйenne dans les rйgions de la Gйorgie, attenantes а l'Ossйtie du Sud et а l'Abkhazie, sert d'un important facteur stabilisant. Nous soutenons cette prйsence. Certes, Saakachvili cherchera а йbranler la situation par les mйthodes les plus variйes. Rien qu'а prendre son appel aux Etats-Unis d'adhйrer а la Mission de l'Union Europйenne. Premiиrement, c'est tout simplement incorrect, puisque la Mission de l'Union Europйenne agit sur la base des accords Medvйdev-Sarkozy. Deuxiиmement, cette idйe est absolument transparente, et nous l'avons honnкtement dit а nos collиgues amйricains. Elle est d'entraоner les Amйricains en Gйorgie et а placer les observateurs amйricains а cфtй des militaires russes. Par la suite, les maоtres des provocations, qui ne manquent pas chez Saakachvili, essaieront de faire leur affaire habituelle. Les risques affйrents sont clairs. On les comprend en Europe et aux Etats-Unis. Que ce politique, qui a dйjа йpuisй son potentiel, y reste tant que le peuple gйorgien lui permettra, bien que, certes, le problиme du droit moral de l'agresseur de rester le chef d'un йtat dйmocratique, comme il dйclare, soit litigieux. Ce sera encore au peuple gйorgien de dйcider.
Donc, nous avons travaillй avec l'Union Europйenne dиs les premiers jours de la crise. On a connu de brиves pauses dans nos rapports, provoquйes, avant tout, par la position de certains pays membres de l'UE, – sur ces problиmes existe le consensus, – mais ces pauses ont йtй surmontйes avec succиs. On a repris le travail au nouveau Traitй de base de partenariat stratйgique. On a tenu deux sommets rйussis, l'un а Nice en automne dernier, l'autre а Khabarovsk en mai dernier. Ces sommets ont montrй, que nous avons du pain sur la planche en plus de ce que cherche а nous imposer le leader gйorgien. Nous avons quoi faire dans l'intйrкt de la Russie et des pays membres de l'UE.
Question: Je ne peux ne pas convenir de votre remarque, que Saakachvili n'est encore pas la Gйorgie entiиre. Cependant, nous n'avons pas de relations diplomatiques avec ce pays, on ne peut venir en Gйorgie, chez notre voisin proche, que par les pays tiers. Est-ce que tout dйpend de M.Saakachvili ? Peut-on faire quelque chose pour essayer de stabiliser la situation, pour renouer les relations diplomatiques avec ce pays ?
S.V.Lavrov: Nous n'avons pas rompu nos relations avec la Gйorgie. C'est Saakachvili qui les a rompues. Il a aussi rompu les accords sur le rиglement pacifique du conflit en Ossйtie du Sud et en Abkhazie, qui avaient йtй conclus au dйbut des annйes 90 et approuvйs par l'ONU et l'OSCE. Nous ne voulions pas rompre nos relations et йtions persuadйs, qu'aprиs ces йvйnements-lа, on a prйcisйment besoin de contacts. Il faut comprendre, comment continuer de vivre aprиs ce qui s'est passй et ce qui est devenu irrйversible. L'indйpendance de l'Ossйtie du Sud et de l'Abkhazie constitue dйjа une rйalitй nouvelle. Nous йtions prкts а aider la partie gйorgienne а йtablir les rapports normaux avec les Sud-Ossиtes et les Abkhazes, а faire tout ce qu'aucun des leaders gйorgiens n'a sйrieusement fait aprиs la dйsintйgration de l'Union Soviйtique. A commencer par Gamsakhourdia et а finir par son digne successeur Mikhaпl Nikolayйvitch Saakachvili. Vous avez cependant tout а fait raison. Saakachvili n'est pas le peuple gйorgien, tous en Gйorgie sont loin de partager la ligne а la crйation de la tension permanente dans les rapports avec la Russie. Il existe la sociйtй civile, dans le cadre duquel les contacts continuent. Les hommes de science, de culture, d'art contactent entre eux. Nous donnons un rфle particulier aux relations entre les йglises orthodoxes russe et gйorgienne. Le Catholiocos-Patriarche Ilia II a plusieurs fois prфnй nos rapports normaux, y compris lors de sa visite de Moscou. Rйcemment, une dйlйgation de l'йglise orthodoxe gйorgienne a visitй Moscou. On a prйvu le pиlerinage des Russes en Gйorgie, des Gйorgiens en Russie. C'est un trиs grand facteur, qui souligne la cohйsion spirituelle, culturelle, humanitaire de nos peuples. Je suis persuadй, que finalement, c'est ce facteur qui aura le dessus.
Le 5 aoыt 2009