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Interview du Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov pour le film "J'ai tout fermement décidé. Evgueni Primakov" diffusé sur la chaîne Rossiya 1, Moscou, 31 octobre 2016

2013-31-10-2016

Question: Je voudrais vous poser une première question sur le fameux demi-tour d'Evgueni Primakov au-dessus de l'Atlantique en mars 1999. Honnêtement, je ne pense pas que cela ait marqué tout le monde, que ce fut un événement central. Un symbole, peut-être. Quelle est la signification de ce demi-tour selon vous? Quel changement a-t-il provoqué?

Sergueï Lavrov: Oui, c'est un symbole important. Je pense que tout acte doit être analysé dans le contexte où il s'inscrivait, dans la vie d'un individu concret, du pays, du monde. On sait que dans les années 1990, immédiatement après l'effondrement de l'URSS, après la dissolution du Pacte de Varsovie et du Conseil économique d'entraide, la Russie essayait de s'habituer à son nouvel état, de comprendre où étaient désormais les frontières, tout en éprouvant une tension intérieure au profit de la décentralisation et de la souverainisation. Comme vous le savez, on proclamait des républiques – de l'Oural, de l'Extrême-Orient. Cette période était très difficile. Nos partenaires (comme l'a rappelé le Président russe Vladimir Poutine lors de ses récentes interventions) l'ont perçu comme leur victoire dans la Guerre froide - ils le niaient publiquement mais agissaient avec la psychologie des vainqueurs, des vainqueurs absolus. Ils pensaient que dorénavant la Russie (notamment quand on voyait qui était venu diriger l'économie et la politique étrangère à l'époque) serait dans leur poche. Que Moscou exécuterait avec obéissance tout ce que l'Occident voudrait.

Quand Evgueni Primakov est arrivé dans la politique publique au Ministère des Affaires étrangères après avoir travaillé au Service du renseignement extérieur, puis qu'il est devenu premier ministre, il ne s'attardait pas sur cet aspect dans ses échanges avec d'autres représentants étrangers. Je pense qu'il avait une vision claire de la communication avec un grand nombre de ministres des Affaires étrangères, de premiers ministres des pays occidentaux, un ressenti très clair de la manière dont nous étions perçus à cette période. Bien sûr, son autorité, quand il est arrivé au Ministère des Affaires étrangères, dans la politique publique, a remis en place certaines idées dans la tête de nos partenaires occidentaux. Mais le noyau qui s'était formé en eux après la chute de l'URSS – "je fais ce que je veux, même si on me dit quelque chose de travers il n'en fera rien" – était encore très sérieux. Evgueni Primakov savait parfaitement qu'au vu de sa géographie, de son histoire écrite dans le sang et la sueur de nos ancêtres, de sa culture politique, la Russie ne pouvait pas être commandée dans les affaires internationales. Il savait que tous ceux qui pensaient ou sentaient le contraire étaient sujets à une brève anomalie qui ne pouvait pas durer.

C'est pourquoi quand cet immense patriote, cet homme politique expérimenté avec une excellente intuition, une éducation encyclopédique et qui comprenait les processus à l’œuvre dans le monde, a appris que les États-Unis avaient décidé de bombarder la république fédérale de Yougoslavie, il n'estimait plus possible de poursuivre le business as usual, de rencontrer le vice-président américain Al Gore pour un entretien important mais assez routinier. Ce demi-tour a sonné comme un rappel que la Russie ne pouvait pas avoir d'autre vocation dans le monde que de défendre sa vérité, en collaboration avec d'autres puissances et en aspirant à des relations équitables, à des accords mutuellement bénéfiques.

L'agression contre la Yougoslavie était bien une agression, la première attaque armée en Europe contre un État souverain depuis 1945. Puisque nous en parlons: aujourd'hui dans le contexte syrien nos partenaires occidentaux, notamment les Américains et les Britanniques, poussent l'hystérie jusqu'aux invectives publiques en utilisant des termes comme "barbarie" et "crime de guerre". Je rappelle que l'agression contre la Yougoslavie s'est accompagnée d'attaques contre un très grand nombre de sites civils dont la télévision serbe, des ponts ferroviaires et bien d'autres. On a dénombré des milliers de morts dont plusieurs centaines d'enfants, 250 000 réfugiés... Personne ne s'en souvient. Si la Russie, en la personne d'Evgueni Primakov, n'avait pas réagi ainsi à cette grossière violation du droit international, alors nous ne nous le serions pas pardonné pendant encore longtemps et notre histoire aurait été entachée par cette page très désagréable. Grâce à son action, la Russie a montré son caractère et a adopté la seule position juste à cette époque.

Question: Vous souvenez-vous du Ministère des Affaires étrangères dans les années 1990? Qu'est-ce qu'a changé depuis 1996?

Sergueï Lavrov: J'ai observé la vie du Ministère des Affaires étrangères depuis mon retour de mission en 1988 jusqu'en 1994, quand je suis parti travailler à New York en tant que Représentant permanent auprès de l'Onu. La politique étrangère s'inscrit toujours en continuité de la politique nationale, et reflète toujours la manière dont le pays se porte à l'intérieur. A l'époque la situation était affligeante: il n'y avait pas d'argent, seulement des dettes. Bien évidemment, tout cela affectait la situation générale au Ministère des Affaires étrangères - les salaires étaient bas, l'entretien du bâtiment laissait à désirer et l'image du métier de diplomate s'était sérieusement dégradée. Beaucoup se lançaient dans les affaires même s'ils étaient déçus ensuite car ils partaient pour n'importe quel travail. Un traducteur qui accueillait les partenaires étrangers à l'aéroport recevait cinq à dix fois plus qu'il n'était payé en tant que second secrétaire au Ministère des Affaires étrangères, et il était satisfait. Mais quelques années plus tard la plupart d'entre eux revenaient. Ils comprenaient que travailler sur le front analytique, réaliser leur potentiel et utiliser les connaissances acquises à l'Institut des relations internationales de Moscou (MGIMO) et dans d'autres établissements était une chose, mais être un "garçon de service" bien payé était une autre paire de manches. Hormis le départ du Ministère des cadres moyens censés seconder la direction, les étudiants diplômés du MGIMO étaient réticents à entrer au Ministère des Affaires étrangères et espéraient trouver leur vocation dans d'autres sphères d'activité publique. D'ailleurs, ils étaient beaucoup attirés par les affaires russes. La vie n'était pas très prospère. Quand Evgueni Primakov est arrivé au Ministère des Affaires étrangères, on a su immédiatement qu'il comprenait ce qui devait être fait, comme d'ailleurs partout où il passait: dans le journalisme, dans le renseignement, à la direction des institutions de recherche et au parlement. Il voyait partout et immédiatement les rouages qui faisaient se mouvoir le collectif et comprenait profondément sa disposition. Il faisait beaucoup confiance aux gens. Il ne tranchait jamais radicalement et n'organisait pas de révolutions au sein du personnel. Je discutais avec mes collègues d'autres institutions où il travaillait: c'était la même chose au Ministère des Affaires étrangères. Il était accompagné par deux ou trois conseillers, ses collaborateurs proches qui connaissaient ses besoins en termes d'organisation. Tous les autres employés qui appliquaient sous sa direction la politique étrangère "à la Primakov" étaient des cadres du Ministère des Affaires étrangères qu'il avait placés, dirigés et orientés en fonction de sa vision des tâches. Bien sûr, il accordait une attention particulière à l'aspect financier de l'entretien des diplomates et de toute l'activité du Ministère des Affaires étrangères. Sous sa direction on a pu pousser un soupir de soulagement, l'image a commencé à se renforcer et l'exode du personnel du Ministère a cessé.

Question: Y avait-t-il une méfiance à son arrivée, du type "c'est un homme du renseignement, peut-être que nous allons seulement nous opposer aux impérialistes, nous faire éjecter"? Y avait-il de telles pensées?

Sergueï Lavrov: Vous savez, non. Pendant le travail d'Evgueni Primakov en tant que directeur du renseignement extérieur, nous avions déjà établi des relations très étroites entre le Ministère des Affaires étrangères et son collectif. Il était probablement le premier à diriger ce service sous différentes appellations: la Première direction générale est devenue ensuite une partie du service central, ce qui faisait du renseignement un organisme pas entièrement fermé. Je me souviens que parmi les nouveautés qu'il avait mises en pratique il y avait les rapports du Service du renseignement extérieur sur les thèmes d'actualité de l'époque, par exemple sur le contrôle de l'armement nucléaire. Quand la puissance nucléaire s'était effondrée et que la question de l'armement nucléaire qui restait en Ukraine, au Kazakhstan et en Biélorussie n'était pas encore réglée, le Service du renseignement extérieur avait publié un rapport de très bonne qualité avec des recommandations. C'était une nouveauté pour l'époque.

Je me souviens comment nous collaborions avec nos collègues pour mettre au point toutes ces recommandations et leur préparation pour les autorités. C'était l'un des exemples.

Entre autres, Evgueni Primakov a instauré la tradition des soirées amicales entre les membres du Ministère des Affaires étrangères et du Service du renseignement extérieur. Il nous invitait dans l'enceinte du renseignement extérieur où, je crois, se trouvait le service de presse. C'était avant sa nomination au Ministère des Affaires étrangères. Son trait de caractère principal était sa passion pour la vie et la communication, l'aspiration à toujours trouver des partisans des mêmes idées - qui a contribué également à se rapprocher de notre collectif. C'est pourquoi il est entré et s'est intégré de manière parfaitement organique, et a dirigé le Ministère de manière tout aussi organique.

 


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