Interview de Vladimir Tchijov, Représentant permanent de la Russie auprès de l'UE, à l'agence de presse russe TASS, 11 septembre 2015
Question: La crise migratoire est aujourd'hui le principal problème de l'Europe, qui fait même de l'ombre aux problèmes de la Grèce ou à la crise en Ukraine. Que pouvez-vous dire sur les origines et les éventuelles solutions à cette crise?
Réponse: En effet, la situation est difficile pour l'UE, mais ce n'est pas vraiment une grande surprise.
Ces deux dernières décennies, l'UE a mis en œuvre deux grands projets sérieux et complexes: la monnaie unique – l'euro - et l'espace commun sans frontières – Schengen. Il est évident que tous les pays de l'UE n'étaient pas prêts au premier, et que tout le monde n'était pas non plus préparé au second. Aujourd'hui, tous les pays de l'UE ne sont pas membres de la zone euro ni ne rentrent tous dans l'espace Schengen.
Ces deux projets portaient en eux, dès le départ, des défauts systémiques. En ce qui concerne l'euro, en introduisant la monnaie unique l'UE n'avait pas élaboré de politique fiscale commune. Les impôts restaient la prérogative des pays membres. La situation actuelle en Grèce reflète clairement ce vice constitutionnel.
C'est un peu la même chose avec le second projet – l'espace Schengen. Les Européens ont tout prévu: comment obtenir un visa pour ceux qui vivent "de l'autre côté de la barrière", comment déposer les empreintes digitales et même combien d'heures par jour un conducteur doit passer derrière le volant de son camion en UE.
Mais rien n'a été prévu pour l'asile. Cet aspect de la politique migratoire est resté une compétence de la législation nationale. Pour diverses raisons, cette politique est très différente d'un pays de l'UE à l'autre.
Voilà pour les lacunes systémiques - mais tout fonctionnait plus ou moins jusqu'à la crise grecque puis celle des réfugiés.
Question: La crise des réfugiés n'est pas sortie de nulle part. Elle a été précédée par le fameux Printemps arabe glorifié par l'UE.
Réponse: Il faut effectivement poser la question des origines. Qui a transformé la Libye et la Syrie en ce qu'elles sont aujourd'hui. Ces mêmes pays de l'UE, avec une obstination méritant un meilleur usage et à l'encontre des termes de la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, ont bombardé la Libye. Ils ont bombardé et éliminé Kadhafi, mais que voit-on aujourd'hui en Libye? L'anarchie, ou plutôt la polyarchie. En ce qui concerne les problèmes de migration, la Libye est devenue un avant-poste pour l'exil massif de réfugiés en Europe. Sachant que ce ne sont pas les Libyens qui s'enfuient – ils sont peu nombreux. Il s'agit essentiellement des migrants d'Afrique du Nord et subsaharienne pour qui la Libye est devenue un itinéraire pratique.
Pour la Syrie, on entend que tout ce qui s'y passerait serait la conséquence du Printemps arabe. Mais aujourd'hui, même un observateur à l'avis préconçu peut constater que le Printemps arabe n'a rien à voir avec la situation actuelle, au contraire de la lutte contre l'extrémisme belliqueux et le terrorisme représenté par l’État islamique. Qu'est-ce que l'EI? Tout le monde le sait aujourd'hui, mais les pays de l'UE avec les USA, au lieu de lutter contre le terrorisme international en coopérant avec les autorités légitimes de ce pays, tentent de soutenir et de maintenir à flot certaines forces de l'opposition modérée. Qui fondent à vue d’œil pas parce que Damas ne les combat plus aussi efficacement, mais parce qu'ils passent du côté de l'EI.
Et regardons la vérité en face. Comment l'EI s'est-il transformé en une organisation aussi riche et efficace sur le plan économique et militaire? En vendant le pétrole qu'il vole. Mais qui achète ce pétrole? Et comment l'acheteur l'obtient? Voilà par où il faudrait commencer.
Quant aux succès militaires: où sont passés les officiers de l'armée irakienne de Saddam Hussein, jetés dans la rue? N'ont-ils pas rejoint l'EI? Et qui doit assumer la responsabilité historique de tout cela?
On assiste aujourd'hui à ce que le président du Conseil européen Donald Tusk appelle directement la "division entre l'Ouest et l'Est de l'Union européenne".
Il est d'ailleurs curieux de voir que si, par rapport à la crise en Grèce, les pays de l'UE se sont divisés en suivant le "parallèle" Nord et Sud, dans le cas des migrants la ligne de division passe par le "méridien" entre l'Ouest et l'Est.
Cela rappelle une autre faille systémique européenne - je veux parler de l'expansion "explosive" de l'UE en 2004 après l'adhésion de 10 pays d'Europe de l'Est d'un coup, qui ont été suivis en 2007 par la Bulgarie et la Roumanie, et par la Croatie en 2013. Au final, l'UE rassemble aujourd'hui des pays et des sociétés aux mentalités complètement différentes.
Par conséquent, toutes les tentatives de répartir équitablement sur le territoire de l'UE quelque 40 000 personnes sur le demi-million d'arrivants depuis le début de l'année ont échoué. Chaque pays de l'UE agit en fonction de sa propre compréhension, sachant qu'elle peut changer en l'espace de quelques jours, voire s'inverser complètement. Les frontières sont fermées puis ouvertes, les gens sont débarqués de trains puis mis dans des bus.
La Russie, bien sûr, ne peut pas ignorer cette situation, qui nous préoccupe car elle déstabilise les pays de l'UE, ce qui n'est absolument pas dans l'intérêt de la Russie.
Question: A-t-on des propositions ou des recommandations pour l'UE?
Réponse: Nous lui proposons d'échanger à ce sujet. La Russie, au regard de sa géographie et de son expérience historique, connaît les problèmes de migration tant comme un pays d'exode que comme un territoire de transit et d'accueil de migrants.
Nous avons longtemps attribué le problème de l'immigration clandestine aux nouveaux défis du XXIe siècle. Cependant, le discours a aujourd'hui changé en Europe. L'expression "immigration clandestine" disparaît rapidement pour être replacée par le terme "réfugiés".
En établissant le bilan du débat infructueux sur ce problème lors de la réunion informelle des ministres des Affaires étrangères de l'UE les 4 et 5 septembre à Luxembourg, Federica Mogherini a proclamé parmi les principales tâches de l'UE la nécessité de "séparer les migrants économiques des réfugiés". Je ne peux que souhaiter bonne chance à l'UE dans ce travail, car cette mission est impossible à remplir. Essayez donc de différencier les réfugiés sans papiers des migrants économiques sans papiers.
Question: Pour cela, l'UE compte dresser des listes de pays "sûrs".
Réponse: Exactement. D'ailleurs, l'an dernier nous avons assisté à un sursaut d'immigration dans les pays de l'espace Schengen en provenance du Kosovo. Et ce après tant d'année de construction de la démocratie européenne! Et je n'ai pas entendu dire que quelqu'un d'entre eux soit revenu. Désormais ils sentent qu'ils ne leur reste pas de place en Europe et nous verrons quel sera le résultat.
Par exemple, en Grèce – l'un des pays de transit – des altercations entre Syriens et Pakistanais ont déjà eu lieu. Les Syriens étaient enregistrés comme des réfugiés de guerre, alors que les Pakistanais étaient rejetés car il n'y a pas de guerre dans leur pays.
Les premiers prétendants de la liste des pays "sûrs" sont les candidats pour adhérer à l'UE – tous les Balkans et la Turquie, et le Kosovo, même s'il n'a pas encore le statut de candidat. Tout cela pourrait entraîner de nouveaux sursauts de tension si les habitants de ces pays en venaient à penser que les réfugiés d'Afrique ou du Moyen-Orient leur bloquent la route vers l'Europe.
Voyons comment l'UE réglera ce problème. Nous sommes prêts à un dialogue mutuellement respectable avec elle sur ce sujet.
Question: La Commission européenne a proposé de loger d'urgence encore 120 000 personnes.
Réponse: Grâce à la position intransigeante de Jean-Claude Juncker, la Commission européenne a élaboré un schéma relativement clair et très bon. Sauf que quelques pays de l'UE le rejettent.
Le thème préféré en UE aujourd'hui est la critique de la Hongrie et de son premier ministre. Tout le monde tacle Viktor Orban pour les barbelés qu'il a faits poser à la frontière, allant même jusqu'à parler de 1989, date de la chute du mur de Berlin, pour rappeler que les murs en Europe sont une mauvaise chose.
Dans le même temps, ceux qui le critiquent ont déjà construit quatre barrières barbelées autour de l'entrée du tunnel sous la Manche à Calais. Et c'est normal. Il y a deux ou trois ans, les Grecs, en pleine crise économique, avaient construit un mur à la frontière turque – malgré leurs caisses vides ils avaient trouvé 200 millions d'euros pour ce projet.
Quoi qu'il en soit, Viktor Orban a une position claire, avec laquelle on peut ne pas être d'accord. Mais au moins, elle est clairement formulée. D'autres pays tentent également de définir une telle position. Par exemple, en Estonie, on dit que les Libyens et les Syriens leur sont étrangers. Et qu'ils accepteraient uniquement ceux qui leur ressemblent et parlent russe. Et ce après 20 ans d'efforts pour éradiquer le russe du pays. Cela fait évidemment référence aux réfugiés d'Ukraine, mais ces derniers préfèrent partir en Russie plutôt que dans les pays baltes.
Question: Comment voyez-vous la suite des événements?
Réponse: Dans un avenir proche, il sera très difficile pour les pays de l'UE de s'entendre sur ce problème, et plus de migrants arriveront plus il sera difficile de s'entendre. C'est pourquoi dès à présent apparaissent certaines idées, par exemple celle d'un paiement pour ceux qui renonceraient à accueillir des migrants. Et le chiffre n'est pas très élevé – 7,5 euros pour chaque réfugié rejeté. Par jour.
Question: Autrement dit, il n'y a pas d'issue à court terme?
Réponse: Hélas. Voici un exemple. Fin août, les trois poids lourds européens – l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni - ont suggéré d'augmenter les quotas d'accueil.
Et dans quelques jours se réunira le sommet du Groupe de Visegrad (Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie). Il y a beaucoup de discours sur ce sujet, mais on ne mentionne pas les quotas ou cette initiative.
La prochaine étape de prise de décisions sera le Conseil des ministres de la Justice et de l'Intérieur le 14 septembre, qui sera probablement suivi par un sommet extraordinaire de l'UE, car il sera extrêmement difficile de trouver une solution au niveau ministériel.
Question: Pendant ce temps, l'UE se prépare à faire passer son opération en Méditerranée à l'étape suivante, en se préparant à l'interception de navires appartenant aux transporteurs de migrants. A cet effet l'UE doit obtenir une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies.
Réponse: Je pense que le passage à une nouvelle phase de l'opération de l'UE en Méditerranée fera l'objet de discussions en marge de la prochaine session de l'Assemblée générale des Nations unies à New York.
Lors de la dernière réunion informelle à Luxembourg (2-3 septembre), les ministres de la Défense de l'UE ont conclu qu'il était temps de passer de la première phase de l'opération – essentiellement la planification - à la seconde phase – le déploiement de leurs navires et l'identification des navires de migrants. La troisième phase, en théorie, doit consister à les intercepter dans les eaux internationales, la quatrième à élargir les actions contre les transporteurs de migrants dans les eaux territoriales de la Libye.
Selon les statistiques, 90% des naufrages de bateaux transportant des migrants se produisent dans les eaux territoriales libyennes. Ces bandits qui installent les gens dans des coquilles de noix n'ont pas l'intention de les amener jusqu'en Europe. Ils ont reçu l'argent et c'est tout. Tant mieux pour celui qui y arrive. Souvent on ne les approvisionne pas suffisamment en carburant – pourquoi gaspiller.
Bref, les Européens sauvent déjà des migrants dans les eaux territoriaux libyennes. Certes, le sauvetage est autorisé, mais intercepter et détruire des navires dans les eaux territoriales est possible uniquement sur autorisation du pays concerné. C'est un cercle vicieux – qu'est-ce que la Libye? Et où est son gouvernement?
L'UE a donc conscience du fait qu'une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies est nécessaire pour assurer la légitimité de cette initiative. Une telle résolution pourrait être adoptée sans l'accord du gouvernement libyen vis-à-vis des eaux internationales. Elle autoriserait l'interception et le contrôle des navires sans pavillon ou sous le pavillon des pays qui ont soutenu la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. En d'autres termes, les gouvernements donnent ainsi leur accord pour le contrôle et l'interception de navires suspects naviguant sous leur pavillon.
Par exemple: les navires sous pavillon tunisien - selon les statistiques, une grande partie des transporteurs de migrants sont Tunisiens, qui ont mis en place un système bien huilé. D'ailleurs, selon certaines informations, pour 10 à 20 000 dollars on peut voyager "confortablement" dans la soute d'un cargo normal au lieu de bateaux gonflables.