Allocution et réponses à la presse du Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors d'une conférence de presse conjointe à l'issue de son entretien avec le Secrétaire général de l'Organisation de la coopération islamique Iyad Madani, Moscou, le 11 juin 2015
Mesdames et Messieurs,
Notre entretien avec le Secrétaire général de l'Organisation de la coopération islamique Iyad Madani a été, comme toujours, constructif et substantiel. Nous entretenons des contacts réguliers: Iyad Madani s'est déjà rendu à Moscou cette année et j'ai visité le siège de l'OCI l'année dernière.
La Russie a accédé au statut d'observateur à l'OCI il y a 10 ans. Depuis, l'Organisation est un partenaire fiable dans la recherche de solutions aux problèmes qui se multiplient dans le monde contemporain.
Nous sommes satisfaits par le développement du dialogue entre le Ministère russe des Affaires étrangères et le Secrétariat général de l'OCI. En octobre 2013 a été signé un accord-cadre pour la coopération, qui a créé un bon cadre politique et organisationnel pour le développement de ces liens. Sur cette base, nous nous consultons chaque année sur les questions politiques générales, la lutte contre le terrorisme et l'extrémisme, ainsi que les droits de l'homme. Nous coopérons dans le cadre d'organisations multilatérales dans divers formats, notamment sur les questions de promotion du partenariat intercivilisationnel et interconfessionnel.
Le 15 juin, Kazan accueillera le 7e Sommet économique international avec la participation de la Russie et des pays membres de l'OCI, ce qui souligne la stabilité de nos relations. Des représentants du Secrétaire général de l'Organisation et de la Banque islamique de développement participeront à ce forum. Nous nous attendons à une discussion encore plus substantielle pour que nos liens se renforcent dans les domaines créancier, financier et économique.
Nous avons échangé nos points de vue sur la situation dans diverses régions du monde. Nous avons accordé une attention particulière aux questions d'actualité au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, notamment la Syrie, l'Irak, le Yémen et la Libye. Nous avons évoqué la nécessité de stimuler dans chacun de ces cas le dialogue national, qui permettrait aux personnalités politiques de ces pays de chercher eux-mêmes les solutions, les compromis et l'entente nationale, tout en évitant une échelle de valeur ou des solutions toutes prêtes imposées de l'extérieur.
Nous avons rappelé que les chrétiens et les musulmans avaient vécu en paix et dans l'entente au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ces derniers siècles. Le Moyen-Orient est le berceau du christianisme. Il est primordial de faire en sorte que ceux qui tentent de rompre cette entente interreligieuse, ce consensus, n'y parviennent pas.
Notre ordre du jour est bien rempli. Des consultations supplémentaires sont prévues cette année sur plusieurs questions d'actualité. Nous sommes ravis de voir Iyad Madani en Russie. Au vu de la nécessité de préparer des activités extraordinaires au siège de l'OCI, il ne pourra pas, cette fois, visiter les régions russes. Je suis persuadé que sa prochaine visite lui offrira cette opportunité.
Question: Que pouvez-vous dire des informations des services de renseignement australiens selon lesquelles l’État islamique disposerait de suffisamment de produits nucléaires pour créer une "bombe sale", ainsi qu'à propos de l'inquiétude croissante liée à l'activation des islamistes en prévision du Ramadan et de l'anniversaire de la création du "califat"?
Sergueï Lavrov: Nous avons parlé aujourd'hui de la nécessité d'unir nos efforts dans la lutte contre le terrorisme. Nous avons entendu que les renseignements australiens avaient annoncé détenir des preuves confirmant la possession par l’État islamique de suffisamment de matériaux nucléaires pour créer une "bombe sale". Il est étrange que les renseignements aient immédiatement rendue publique leur investigation. En général, il faut le transmettre confidentiellement à ceux qui peuvent aider à empêcher de commettre un crime. Quoi qu'il en soit, cela ne fait que souligner une chose – pour combattre la menace terroriste, y compris l’État islamique, il faut universellement unir nos forces en nous appuyant sur le droit international, en tenant compte du rôle du Conseil de sécurité des Nations unies et en le renforçant par un réseau de liens de partenariat, y compris entre les services de renseignement, qui apporteront leur aide dans les situations où apparaîtraient certaines informations pour les revérifier rapidement et, en cas de confirmation, entreprendre les démarches nécessaires (par forcément publiques pour ne pas effrayer la population pour rien). Pour l'instant, nous n'avons pas mis au point de véritable travail collectif. La Russie a noué des liens avec de nombreux partenaires, y compris dans le cadre de structures multilatérales dans l'espace de la CEI. Ces liens existent aussi avec des pays plus éloignés. Mais, malheureusement, à l’initiative de nos partenaires européens et américains, un grand nombre de ces contacts a été bloqué. Cela ne sert pas la cause commune et c'est pourquoi nous continuerons de promouvoir notre proposition d'organiser sous l'égide du Conseil de sécurité des Nations unies une analyse collective des menaces du terrorisme et de l'extrémisme au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, et d'élaborer une stratégie commune qui servirait de "fil conducteur" à toutes nos actions communes. Mais, malheureusement, il n'y a pas de telle stratégie pour l'instant. Nos partenaires s'occupent des menaces terroristes au cas par cas, très souvent en fermant les yeux sur les extrémistes quand leur activité est politiquement bénéfique pour telle ou telle partie. Cela ne devrait pas être le cas. Il ne doit pas y avoir de doubles standards.
Question: La lutte contre l'extrémisme était à l'ordre du jour de votre entretien d'aujourd'hui. Comment la Russie et l'OCI ont l'intention de lutter ensemble contre la propagation de la menace terroriste? Il est n'est pas seulement question des attaques déjà mentionnées, mais aussi de la propagande, du recrutement de nouveaux membres au sein de l’État islamique.
Dans le camp d'immigration de Batman, en Turquie, se trouvent 13 Russes qui auraient tenté de traverser la frontière pour rejoindre l’État islamique. Peut-on les libérer grâce aux efforts de l'Ambassade de Russie en Turquie et de Iyad Madani?
Sergueï Lavrov: Vous avez parfaitement raison. La lutte contre le terrorisme – et nous en avons parlé aujourd’hui précisément dans cet esprit – commence par la propagande, l'éducation, l'enseignement, la lutte contre la pauvreté, l'illettrisme et l'inculture, qui sont malheureusement encore suffisamment développés dans les pays émergents. L'OCI n'a pas d'armée mais c'est une organisation influente qui unit les pays musulmans, le monde islamique. Les idéaux promus par cette Organisation coïncident parfaitement avec notre vision de la manière dont doivent être éduqués les populations, les jeunes générations, dans un esprit de tolérance mutuelle et de rejet de toute forme d'extrémisme.
L'amélioration de la situation socioéconomique des États en question est directement liée à la possibilité de sortir les enfants de la rue, d'où on cherche activement à les recruter en profitant notamment des nombreux problèmes irrésolus de la région et du conflit israélo-arabe déjà mentionné. Nous en avons également parlé aujourd'hui, tout comme de la nécessité d'une implication active de la communauté internationale, dont les pays arabes et l'OCI, dans les efforts pour surmonter l'impasse qui préoccupe tout le monde sur la création de l’État palestinien et le règlement du conflit israélo-palestinien. L'Initiative de paix arabe est reconnue par tous comme la base d'un règlement durable du problème. Nous ne voudrions pas que cela soit oublié.
En ce qui concerne les Russes appréhendés en Turquie, qui auraient tenté de rejoindre l’État islamique pour participer aux affrontements et aux attentats, nous cherchons à obtenir un accès consulaire à eux. Pour l'instant, la question n'a pu être réglée qu'avec une seule Russe, Varvara Karaoulova – elle devrait arriver aujourd'hui en Russie. Son père s'est rendu en Turquie, nous l'avons aidé à rencontrer sa fille et régler toutes les questions d'organisation.
Bien évidemment, cela nous inquiète. Cela doit préoccuper tout le monde, parce que dans les rangs de l'EI et d'autres organisations terroristes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord combattent des citoyens européens, des USA et des pays de la région. L'an dernier, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté avec notre soutien actif une résolution spéciale pour lutter contre ce phénomène des terroristes étrangers - ces individus qui partent comme mercenaires ou poussés par les idées extrémistes pour rejoindre ces organisations. Il existe tout un schéma impliquant l'établissement de liens directs entre les autorités compétentes des États, les échanges d'informations et le suivi des itinéraires des individus partis combattre et qui cherchent par la suite à revenir chez eux. Mais il est impossible de régler ce problème en un instant. Il faut une stratégie et un plan d'action au jour le jour, sans forcément afficher la coopération entre ceux qui sont compétents pour combattre ce phénomène. Il faut mettre en place un véritable système international.
Question: Que pouvez-vous dire au sujet de l'intention des USA d'armer et de former les combattants des tribus sunnites en Irak? Comment cela pourrait-il aider à combattre l’État islamique?
Sergueï Lavrov: Avant tout, je pars de ce que monsieur Iyad Madani vient de dire. Nous ne partageons pas l'Irak entre sunnites, chiites ou Kurdes et souhaitons que tout le peuple irakien soit uni et vive dans un État territorialement intègre et libéré des terroristes et d'autres menaces.
Nous savons que l’État islamique est particulièrement actif en Irak, de même qu'en Syrie. Mais parlons justement de l'Irak. Nous partons du fait qu'il faut aider les autorités irakiennes à renforcer la capacité défensive de l'ensemble du pays, et pas seulement d'une partie. Pour cela les autorités irakiennes doivent elles-mêmes accorder davantage d'attention au dialogue national. Au cours d'un récent entretien avec le Premier ministre irakien Haïder al-Abadi nous avons mis un accent particulier sur ce point. Nous avons soutenu les efforts de Bagdad pour établir un dialogue durable qui mènera au règlement de tous les problèmes au sein de la société irakienne, aussi bien dans les relations entre la population chiite et sunnite qu'entre les Arabes et les Kurdes