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Allocution et réponses aux questions du Sergueï Lavrov, Ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, dans le cadre d'une leçon aux étudiants du MGIMO par visioconférence, Moscou, 27 avril 2020
Monsieur Torkounov,
Le MGIMO passe activement aux nouvelles technologies dans une situation où le coronavirus a imposé des restrictions objectives à la communication directe. On m'a dit que vous aviez réussi à organiser un tel travail dans les plus brefs délais, sans préjudice pour la transmission des savoirs et des connaissances. Je suis certain que le MGIMO organisera au niveau nécessaire les sessions d'examens, les soutenances de thèses et la délivrance des attestations finales. J'espère que vous trouverez des moyens créatifs pour attirer de nouveaux étudiants. J'ignore comment sera organisée cette campagne, mais vous pouvez nous demander de l'aide pour ce qui relève de compétences. Nous nous efforcerons d'être utiles.
Je ne considère pas notre échange comme une leçon à proprement parler, mais plutôt comme un séminaire parce que je trouve important de mettre l'accent sur la partie interactive.
Je ne vais pas m'étendre sur l'impact du coronavirus, sur les changements radicaux de ce que nous appelons le paysage géopolitique mondial, l'impact significatif sur de nombreux aspects des relations interétatiques, de la vie internationale. C'est un coup très dur pour l'économie mondiale. Selon les prévisions de la plupart des experts, elle aura besoin d'une très longue période de reprise. Bien sûr, tous les contacts humains sont très limités, notamment les échanges sociaux, éducatifs, scientifiques et touristiques. A notre plus grand regret, les possibilités des efforts diplomatiques ont été réduites. J'ai déjà eu l'occasion de m'exprimer sur la manière dont la communication en ligne pouvait ou non remplacer les contacts directs: ces méthodes de communication ne compensent que très peu la communication directe, en face-à-face. Je pense que cela manque également à tous mes collègues. Du moins, je communique avec eux régulièrement par téléphone et je ressens les mêmes impressions, j'entends les mêmes avis.
Nous devrons encore évaluer globalement et comprendre les conséquences définitives de l'épidémie pour la vie internationale, élaborer des approches communes et globales pour structurer notre travail après la pandémie. Je suis certain qu'actuellement et par la suite, nous recevrons le soutien et la contribution du potentiel scientifique et d'experts du MGIMO. C'est dans notre intérêt.
Nous n'avons pas encore pleinement pris conscience des conséquences, mais certaines conclusions peuvent probablement être tirées à l'étape actuelle. La plus importante, selon moi, est que la crise a clairement montré (s'il fallait encore le prouver à quelqu'un) l'interdépendance, l'interconnexion de tous les États sans exception, de tous les secteurs de la vie du monde contemporain.
Nous disions depuis longtemps qu'il était dangereux de sous-estimer la nature transfrontalière de nombreuses menaces, y compris des nouveaux défis - je fais allusion au terrorisme international, au risque de prolifération de l'arme de destruction massive, à la cybercriminalité et bien d'autres. A cela s'ajoutent à présent non seulement les processus climatiques, qui alarment depuis longtemps de nombreux pays, mais également la pandémie comme celle que subit aujourd'hui l'humanité. L'une des principales conclusions à l'étape actuelle, selon moi, est que même les sceptiques les plus butés doivent comprendre désormais que personne ne peut se retrancher derrière des fossés et des murs contre de telles menaces. La tentative d'agir chacun pour soi, d'attendre dans un "havre tranquille", ne fonctionnera pas. Tout le monde en est déjà conscient. Les pays qui ont décidé de fermer au maximum la communication avec le monde extérieur et ceux qui ont décidé d'adopter une approche philosophique, comme la Suède, souffrent approximativement de la même manière. Personne n'a réussi à s'en prémunir, et personne n'y parviendra. Nos appels à tous les pays du monde à s'unir pour un travail collectif, pour élaborer ensemble les réponses aux menaces transfrontalières qui n'épargnent personne, étaient déjà d'actualité bien avant les événements actuels. Aujourd'hui, j'en suis certain, ils sont encore plus d'actualité parce que les actions solidaires de toute l'humanité sont objectivement de plus en plus demandées.
J'espère que la crise (à chaque chose malheur est bon, comme on dit) incitera tous les acteurs de la politique mondiale, avant tout les puissances, à mettre de côté les différends conjoncturels, à mener un travail professionnel commun pour garantir un avenir prospère et pacifique pour tous les peuples. Un signal optimiste a été envoyé par le Président russe Vladimir Poutine et le Président américain Donald Trump. Ils ont publié hier une Déclaration conjointe à l'occasion du 75e anniversaire de la réunion sur l'Elbe et l'ont souligné. A l'époque l'Union soviétique et les États-Unis avaient réussi à surmonter les divergences, les différends et à unir les efforts pour une bataille décisive contre l'ennemi commun. A l'heure actuelle, l'objectif est le même.
Bien évidemment, nous aurions voulu ne pas assister à des tentatives - qui se poursuivent malheureusement - de profiter de la crise actuelle afin de promouvoir des intérêts immédiats et égoïstes, des règlements de compte avec des gouvernements indésirables et des concurrents géopolitiques. Je répète que nous assistons à de telles tentatives.
C'est évidemment une situation paradoxale, quand des pays qui se positionnent en tant que défenseurs des droits de l'homme, principaux protecteurs de la démocratie, continuent de promouvoir l'instrument illégitime des sanctions adoptées en contournant le Conseil de sécurité des Nations unies, tentent de politiser l'aide humanitaire dans le contexte de la pandémie. Cela affecte tout particulièrement les couches de population les plus démunies qui ont besoin d'un accès à la nourriture, aux médicaments et aux services médicaux. En principe, nous rejetons ces méthodes illégales. Ces actions sont d'autant plus inadmissibles pendant un malheur humain global.
Vous le savez, le Président russe Vladimir Poutine a avancé pendant le sommet du G20 en ligne l'initiative de créer des "corridors verts" exempts de guerres commerciales et de sanctions pour acheminer à toutes les personnes dans le besoin des médicaments, de la nourriture, des équipements et les technologies nécessaires pour se protéger contre le coronavirus et surmonter cette pandémie. Nous avons salué les déclarations faites à ce sujet par le Secrétaire général de l'Onu Antonio Guterres, la Haute-Commissaire de l'Onu aux droits de l'homme Michelle Bachelet qui, entre autres, en commentant la situation actuelle dans le monde, ont prôné la levée ou l'assouplissement des restrictions décrétées contre différents pays. Il est avant tout question des pays frappés par des sanctions unilatérales en plus des sanctions du Conseil de sécurité des Nations unies. Je mentionnerais la Syrie, le Venezuela, la Corée du Nord. Bien d'autres pays ont également besoin d'un tel assouplissement. La représentation de la Russie auprès de l'Onu forme activement un groupe de partisans des mêmes idées pour que cette approche devienne réalité.
Nous jugeons extrêmement dangereuses les tentatives de profiter de la situation actuelle pour saper les principes de base du travail de l'Onu, du système de l'Organisation dans l'ensemble, des établissements spéciaux qui restent des mécanismes sans alternative de la coopération multilatérale dans les domaines concernés. Cela concerne également à part entière l'activité de l'Organisation mondiale de la santé. Nous considérons les attaques contre cette Organisation, les tentatives de rejeter sur elle toute la responsabilité pour les événements, comme complètement contreproductives et injustes. A toutes les étapes de la crise, l'OMS, selon la grande majorité des pays, a agi professionnellement, en prenant les mesures préventives en temps utile, a présenté les informations et ses recommandations à tous les pays.
Nous espérons que dans le cadre de la prise de conscience des leçons de la crise actuelle, qui perdure, nous pourrons tout de même faire en sorte de consolider le caractère Onu-centrique de l'architecture mondiale. Il est clair qu'il existe également d'autres structures, mais toutes s'appuient sur les principes de la Charte de l'Onu et mènent un travail très utile. A souligner en particulier le G20 qui réunit le G7, les Brics et d'autres grandes économies mondiales. La formation et le fonctionnement du G20 confirment de facto que les pays occidentaux associés au G7 ne sont plus à même physiquement d'examiner en solitaire les problèmes centraux du développement mondial, et d'aboutir à des décisions significatives.
Cette année nous fêtons le 75e anniversaire de la Victoire dans la Grande Guerre patriotique, dans la Seconde Guerre mondiale. Tous les peuples de l'Union soviétique ont joué un rôle décisif dans la victoire sur le fascisme. Il est difficile de surestimer l'importance de cet événement crucial pour toute l'humanité. Il est primordial pour nous de tout faire pour empêcher que cet exploit soit oublié, pour empêcher que les jeunes oublient les conséquences de l'égoïsme national, de la division, de la complaisance envers toute manifestation de chauvinisme et de xénophobie.
Malheureusement, nous continuons d'être confrontés à des tentatives de réécrire l'histoire. En s'appuyant sur ses archives, le Ministère russe des Affaires étrangères, avec d'autres institutions de la Fédération de Russie, fait tout le nécessaire pour faire face à ces plans destructifs, pour empêcher de modifier le bilan de la Seconde Guerre mondiale sur le plan juridique, notamment les décisions du procès de Nuremberg. La majorité absolue des membres de la communauté internationale adopte la même position que nous, ce qui est confirmé chaque année par la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies sur l'inadmissibilité de glorifier le nazisme, adoptée par une majorité écrasante des voix.
Les dirigeants des pays de la CEI ont adopté une déclaration à ce sujet, qui sera transmise à l'Onu. Le travail est également mené en ce sens à l'OTSC. J'espère que le MGIMO, qui participe depuis longtemps à nos efforts communs, et ce de manière productive, continuera d'apporter une contribution à la cause commune pour défendre la vérité historique, le nom de ceux qui ont payé de leur vie pour sauver le monde.
Le 75e anniversaire de la Victoire coïncide avec le 75e anniversaire de la création de l'Onu, dont la création a été rendue possible par notre Victoire commune, grâce à l'esprit de coopération et d'alliance entre les membres de la coalition antihitlérienne. Aujourd'hui, les grandes puissances, qui ont apporté une contribution décisive à la défaite du fascisme et à la création de l'Onu, assument une responsabilité particulière, comme le stipule la Charte de l'Onu. Nous sommes convaincus de la nécessité d'une contribution des Cinq à cette étape cruciale du développement mondial, dans la détermination du développement des relations interétatiques après la crise.
Dans l'ensemble, nous sommes dans une situation où le monde traverse des changements tectoniques: le modèle bipolaire devient obsolète, qui plus est les modèles unipolaires; un ordre mondial polycentrique se forme, où existeront plusieurs centres puissants de croissance économique, de puissance financière, et avec la croissance économique et les capacités financières vient évidemment l'influence politique. Cela n'arrivera pas en l'espace d'un ou deux mois, ou même d'une ou deux années. C'est une longue époque historique. Le monde qui a évolué pendant un demi-millénaire selon les recettes occidentales change. A présent, il faut s'appuyer sur une plus large diversité culturelle et civilisationnelle et en tenir compte dans la politique mondiale.
Compte tenu du rôle imparti aux cinq membres permanents de l'Onu dans la Charte de l'Organisation, le Président russe Vladimir Poutine a proposé en début d'année d'organiser un sommet des chefs d’État et de gouvernement des membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies afin d'étudier toutes les questions qui demandent une solution au sommet dans le cadre de l'application des principes et des objectifs de la Charte de l'Onu dans les conditions actuelles. Avant tout, il s'agit de la garantie de l'égalité souveraine des États, de la non-ingérence dans leurs affaires intérieures, de la garantie du règlement pacifique des conflits et des litiges. Tous les dirigeants des Cinq ont soutenu cette initiative. D'abord la Chine, puis la France, les États-Unis et pour terminer le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord. Maintenant nous attendons - pour des raisons évidentes - que la situation permette d'entamer le travail pratique sur l'organisation d'une telle réunion, parce qu'elle doit se dérouler physiquement, en personne. Tout le monde est d'accord avec cela. Pendant ce temps, les Cinq réfléchissent à comment apporter leur contribution et formuler des solutions pour lutter contre le coronavirus. Une visioconférence a été convenue, dont la date est en train d'être déterminée.
Dans le travail sur la formation d'un nouvel ordre mondial, nous continuerons de nous appuyer sur le potentiel des associations comme l'OCS, les Brics. Bien sûr, les tâches d'améliorer l'efficacité des efforts collectifs dans tous les domaines sont étudiées notamment dans le contexte du coronavirus en UEE et dans le cadre de la CEI.
Pour conclure, je voudrais remercier encore une fois la direction du MGIMO, tout le corps enseignant pour la contribution que vous apportez à l'élaboration de démarches concrètes pour mettre en œuvre la politique étrangère de notre pays, ainsi que pour la contribution à l'organisation des événements consacrés à la Victoire dans la Grande Guerre patriotique. J'ai entendu la magnifique chanson enregistrée par le chœur du MGIMO. Cela suscite vraiment la gratitude et un respect sincère.
Je suis prêt à répondre à vos questions.
Question: Même si nous utilisons internet depuis longtemps, jusqu'à la crise que nous traversons actuellement il ne faisait, au mieux, que doubler la vie réelle. A présent il n'est plus une fenêtre mais une porte, il faut construire un espace d'interaction à part entière, une nouvelle architecture sociale. Selon vous, dans quelle mesure la réaction du Ministère russe des Affaires étrangères a-t-elle été efficace? Le Ministère a probablement réagi dans les plus brefs délais? Quels changements resteront ou pourraient se produire dans la structure de l'organisation ou personnellement, dans votre processus de travail?
Sergueï Lavrov: Il est très difficile de prédire actuellement ce qui arrivera aux différentes organisations, comment elles survivront à cette crise. L'Otan et l'UE ont été mentionnées. Chaque organisation se demande comment elle travaillera à l'avenir. Cela ne concerne pas seulement les méthodes, même si elles changeront certainement au vu du riche contenu du programme d'activités des réunions en ligne. Et même si les réunions en personne resteront incontournables, il y aura une grande tentation compte tenu du travail relativement fructueux en ligne, d'organiser de nombreuses discussions à caractère peu confidentiel précisément à l'aide de nouvelles technologies, mais je souligne une fois de plus: tout en maintenant la signification clé des pourparlers en personne.
Le travail des organisations et leur contenu, du point de vue de l'existence, changeront, évidemment. Par ailleurs, des débats se déroulent pour savoir quelle partie des pouvoirs, dans une structure multilatérale, doit être déléguée aux organes supranationaux, et quelle partie doit revenir aux gouvernements nationaux. A présent il y a aussi un débat pour savoir s'il ne faut pas reprendre certaines choses déléguées aux organes supranationaux. Parce qu'au niveau supranational tout n'est pas vu de manière aussi nette que depuis les capitales. La pandémie (de nombreux membres de l'UE le disent publiquement) a clairement montré la nécessité de s'appuyer davantage sur les avis et les décisions nationaux. Ils comprennent mieux ce qui se passe sur leur territoire et peuvent engager des actions concrètes bien plus vite et plus efficacement, et si besoin, et c'est important, corriger rapidement les différentes démarches qui s'avèrent peu appropriées dans la pratique.
En conséquence, les débats seront nombreux, mais le plus important est que nous avons pris conscience de ce que j'ai mentionné en introduction, à savoir que désormais et à tout jamais les menaces pour l'humanité ne connaîtront certainement plus aucune frontière. Beaucoup refusaient de le comprendre, ils le devront à présent. Elles ne connaissent pas ces frontières et ne les respectent pas. Cela concerne le terrorisme, la piraterie et toutes les formes de crime organisé, y compris le trafic de stupéfiants. Cela concerne également les capacités accrues d'entités non gouvernementales à accéder à différents types d'armes de destruction massive. Cela concerne aussi les catastrophes naturelles, anthropiques et, évidemment, les maladies infectieuses. Dans le cadre des Brics, il y a deux ans les chefs d’État ont décidé de développer la coopération dans la lutte contre les infections et la production conjointe et l'utilisation de vaccins. Cette semaine se tiendra une visioconférence des ministres des Affaires étrangères des Brics, pendant laquelle nous parlerons notamment de l'accélération du travail de ce mécanisme créé sur décision des chefs d’État.
Je répète: le plus important est que ces changements inévitables soit examinés selon la logique de notre destin commun, selon la logique des principes contenus dans la Charte de l'Onu qui prévoient la garantie de la sécurité par des moyens collectifs dans toutes les dimensions de notre situation internationale.
Question: Nous nous sommes habitués aujourd'hui au terme "confinement", et l'utilisons pour parler des individus. Peut-on dire aussi que les pays, sur la scène internationale, sont confinés les uns des autres et que le virus est la seule raison à cela? Dans quelle mesure l'idée de démondialisation pourrait se développer dans la politique mondiale à l'avenir?
Sergueï Lavrov: Le terme de confinement a été utilisé pour la première fois il y a plusieurs années, plusieurs décennies. Il désignait une forme de la politique étrangère des États-Unis. En règle générale, quand le Parti démocrate est à la tête de l'administration américaine, ses représentants estiment toujours utile de donner une portée mondiale à leur activité en politique étrangère. Les républicains préfèrent souvent se fermer sur eux-mêmes et ne pas gaspiller des moyens, du temps et des forces pour promouvoir les différentes priorités en politique étrangère dans les régions éloignées.
L'administration de Donald Trump a commencé son mandat précisément par cette philosophie. Pendant la campagne, Donald Trump disait que les Américains n'avaient rien à faire dans les régions et pays lointains et qu'il fallait cesser les guerres absolument insensées. Les Européens ont senti assez rapidement que les États-Unis ne prendraient pas sur eux beaucoup de responsabilités pour ce qui se passait en Europe. Les États-Unis s'intéressent à ce qui est pragmatique et palpable, avant tout l'achat de marchandises, services et armements américains. Donald Trump et son administration insistent pour que tous les membres de l'Otan paient au moins 2% de leur PIB pour l'achat d'armements, avant tout américains - évidemment. Actuellement, en pleine épidémie de coronavirus, l'Allemagne a été contrainte d'acheter des bombardiers américains pour remplacer les européens obsolètes. Cette fois ils ne seront donc pas remplacés par des appareils européens mais américains, même si l'industrie aéronautique européenne, notamment Airbus et d'autres groupes, pourraient retirer des dizaines de milliards de dollars d'une telle commande. Mais Berlin achète américain. Cela s'explique probablement par la ligne que j'ai mentionnée. L'Allemagne achètera ces avions pour y embarquer l'arme nucléaire américaine stockée en Europe (et dans quatre autres pays hormis l'Allemagne), qui devrait en être retirée, selon nous. Ce sera probablement l'objet de futures négociations quand nos collègues américains seront mûrs pour cela. Nous espérons vraiment que les déclarations d'intérêt pour de telles négociations ne resteront pas des paroles en l'air.
Pour le reste, l'UE et les pays de l'Otan déclarent déjà avec une certaine irritation que les États-Unis disent et font de plus en plus de choses qui confirment que Washington n'a pas l'intention de venir en aide à l'Europe si quelque chose arrivait. On ignore ce que cela sous-entend, mais la Russie n'a certainement pas l'intention de faire quoi que ce soit de ce dont on nous accuse. Parallèlement à l'envoi de militaires supplémentaires sur le territoire européen, avec le renforcement de la présence de l'Otan sur le flanc Est à proximité des frontières russes, avec l'augmentation en parallèle de la quantité et de la qualité des exercices, les Européens gardent l'impression que les Américains s'isolent d'eux et ne veulent pas assumer une trop grande responsabilité pour la sécurité de l'Europe. C'est pourquoi, quand le confinement physique personnel sera terminé, d'autres pays tendront peut-être à s'enfermer et à compter davantage sur eux-mêmes.
Regardez comment se déroule actuellement le dialogue entre la Hongrie et les institutions centrales de l'UE. Plusieurs autres pays ont également adopté des lois permettant aux gouvernements nationaux d'agir sans tenir compte des structures centrales de l'UE en situation de crise.
Les discussions pour savoir quel est le rapport optimal entre les compétences à déléguer au niveau supranational et celles à conserver au niveau national restent à venir. Nous avons dit à différentes occasions (et c'est une position sincère, honnête) que nous souhaitions une UE forte et unie qui ne vivrait pas d'anciennes phobies, de nouvelles peurs fictives, mais qui serait attachée aux accords de base entre la Russie et l'UE. L'accord de partenariat stratégique et de coopération reste en vigueur. Il n'est pas rempli actuellement par nos collègues européens, qui ont bloqué tous les canaux de communication créés conformément à cet accord et ont adopté une position vexée parce que nous n'avons pas soutenu le coup d’État anticonstitutionnel en Ukraine, alors qu'eux oui. C'était la raison principale. C'est pourquoi nous assisterons à une évolution dialectique. Les tendances au confinement, à s'appuyer sur ses propres forces deviendront probablement plus fortes dans certains pays. En même temps viendra une prise de conscience qu'il ne suffit pas de s'appuyer sur ses propres forces pour faire face aux menaces à caractère transfrontalier et qui ne connaissent pas de frontières, comme nous l'avons déjà dit. Il faut chercher un équilibre entre les États puissants - dans les conditions actuelles, ce sont eux qui combattent le plus efficacement le coronavirus - et des engagements internationaux sérieux, consistants et à long terme consacrés au travail collectif. Nous connaîtrons un peu plus tard les contours concrets et les configurations du monde après la victoire contre le coronavirus.
Question: Début avril, la Russie a envoyé une aide aux États-Unis pour lutter contre la prolifération du virus. Les contacts personnels entre Vladimir Poutine et Donald Trump sont devenus plus fréquents. Le Président américain a également fait part de sa disposition à envoyer une aide en Russie si besoin. De plus, la Russie et les États-Unis travaillent ensemble à la stabilisation du marché pétrolier en convenant de l'élaboration de mesures conjointes. Peut-on parler d'une possible normalisation des relations russo-américaines dans le contexte de la pandémie?
Sergueï Lavrov: Les relations au niveau des présidents n'ont jamais été anormales. Elles ont toujours été parfaitement normales. Les entretiens téléphoniques, les contacts personnels entre Vladimir Poutine et Donald Trump à Hambourg en marge du G20, puis à Helsinki et au sommet du G20 an Asie, étaient toujours respectueux et mutuellement orientés sur le progrès de la coopération. De ces contacts sont nés des accords comme la création du Conseil d'affaires avec les dirigeants des plus grandes compagnies privées russes et américaines. Un conseil d'experts a été créé au sein duquel des politiciens actifs, avec des politologues et experts, peuvent organiser des brainstormings en matière de stabilité stratégique, de sécurité mondiale et élaborer des recommandations pour les gouvernements des deux pays sur ces problèmes sous tous leurs aspects. Dans le cadre de ces mêmes contacts a été relancée la coopération sur le problème sensible qu'est la cybersécurité pour que les experts analysent professionnellement, et non gratuitement, les peurs, les préoccupations vis-à-vis de l'utilisation du cyberespace pour s'ingérer dans les affaires intérieures de l'autre pays.
Au même niveau, lors des récents entretiens, a été confirmée et clairement déterminée la nécessité de relancer au plus vite, en le rendant global, le dialogue sur la stabilité stratégique par rapport aux armes offensives stratégiques en sachant que dans moins d'un an expire le traité START 3, et que de nouveaux types d'armes apparaissent. Nous sommes prêts à en parler en dehors du START 3. Tout cela a été convenu au niveau des présidents. Malheureusement, pratiquement rien n'a été mis en œuvre. Le dernier cycle de dialogue sur la stabilité stratégique s'est tenu en janvier 2020, mais nous n'avons pas remarqué d'impulsion à la recherche de solutions constructives du côté de la délégation américaine.
J'ai mentionné la déclaration d'hier de Vladimir Poutine et de Donald Trump concernant le 75e anniversaire de la réunion sur l'Elbe. Elle fait moins d'une page et rend hommage à ceux qui ont combattu et se sont serrés la main sur l'Elbe. Elle rend hommage à ceux qui, à l'arrière, alimentaient le front en armes nécessaires et ont tout fait pour la victoire. Elle contient également un message politique fondamental pour le monde entier rappelant que l'URSS et les États-Unis avaient réussi à mettre de côté leurs différends et à s'unir dans la bataille décisive contre leur ennemi commun. Pour cette dernière phrase, la presse américaine a déjà attaqué Donald Trump et son administration. Il est de nouveau accusé de faire le jeu de Vladimir Poutine, de chercher à défendre le Président russe. Voilà quelle a été la réaction à ce qui semblait être le constat d'un fait évident, qui ne pouvait qu'être salué et a été accueilli avec grand enthousiasme par les gens normaux.
J'espère qu'aujourd'hui nous pourrons également mettre de côté ces différends et tout de même combattre les menaces réelles, plutôt que les fakes. D'ailleurs, en parlant de Seconde Guerre mondiale et de Grande Guerre patriotique: en mai 1943, à l'initiative de l'Union soviétique, l'Internationale communiste a décidé de se dissoudre. Par la suite, Joseph Staline a expliqué dans une interview aux médias occidentaux que c'était nécessaire pour éliminer tous les obstacles idéologiques afin d'unir les efforts des grandes puissances dans la lutte contre le nazisme. C'est un exemple qui m'est venu en tête. Il est assez révélateur pour comprendre l'esprit d'alliés qui prédominait à l'époque de la lutte contre l'ennemi commun. Je pense que dans l'ensemble, les menaces contemporaines nécessitent la même union.
Question: Votre homologue, le Ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, a récemment parlé de l'avenir de notre monde. Je cite: "Ma crainte, c'est que le monde d'après ressemble au monde d'avant, mais en pire." Toutefois, Monsieur Lavrov, selon vous, la pandémie actuelle pourrait-elle affecter la coopération des acteurs mondiaux primordiaux pas seulement dans un sens négatif, mais aussi positif?
Sergueï Lavrov: Je pense que la pandémie doit influencer la coopération entre les principaux acteurs mondiaux. J'espère que la crise impactera positivement les relations entre les puissances. Je n'ai pas vu la déclaration de Jean-Yves Le Drian, mais je sais qu'il accorde de nombreuses interviews ces derniers temps, notamment concernant la nouvelle conception du multilatéralisme.
Certains prévoient qu'après la pandémie le monde sera pire qu'aujourd'hui. Ils se reflètent en partie dans les aspects déjà mentionnés aujourd'hui - je fais allusion au rapport entre le national et le supranational, la tentative de se fermer sur soi-même et se distancer. Tout cela n'est qu'illusion, cela n'arrivera pas. Nous en sommes également conscients. Mais de telles tendances se manifesteront certainement chez certains politiciens, de tels appels seront lancés pendant la préparation aux élections dans différents pays.
Je pense tout de même qu'il faut s'appuyer sur les principes de base que personne ne remet en question: la Charte de l'Onu, l'égalité souveraine des États, le respect de l'intégrité territoriale, l'indépendance politique, la non-ingérence dans les affaires intérieures, le règlement pacifique des litiges et bien d'autres préceptes inscrits dans la Charte par les pères fondateurs de l'Onu. Puis cela a été signé par 193 États de notre planète. C'est une légitimité unique, une structure unique de par ses pouvoirs et l'étendue des points à l'ordre du jour - de la paix et de la sécurité à l'environnement en passant par la nourriture, la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive et bien d'autres.
Si la disposition pessimiste que vous avez mentionnée, prédisant la détérioration de la coopération dans le système mondial, provient d'un pays disposant d'un fort esprit comme la France, ce n'est probablement pas très positif.
J'ai mentionné que la France et l'Allemagne promouvaient depuis deux ans le concept du multilatéralisme, ont prôné la création d'une alliance de ses partisans, du multilatéralisme. J'ai posé des questions sans obtenir de réponse pour l'instant: pourquoi Paris et Berlin, ainsi que ceux qui ont suivi le même chemin avec eux, pensent que le multilatéralisme est quelque chose de différent que l'Onu? Dans ce cas, pour plus de clarté, il faudrait peut-être parler d'universalisme pour déclarer clairement: tous les États du monde doivent faire partie des efforts communs. Certains seront probablement plus actifs que d'autres. Par définition les grands pays ont plus de poids. Les pays plus petits s'orientent traditionnellement sur l'avis des grands États, mais cela ne change pas le fond des choses. On peut être leader, mais personne ne doit être laissé de côté. Qui plus est on ne peut pas le faire pour des raisons idéologiques. Si l'UE, en la personne de la France et de l'Allemagne, a pris la responsabilité de déclarer que le multilatéralisme était un patrimoine de l'UE, et que l'UE était un modèle de comportement multilatéral, de responsabilité multilatérale, alors tout le monde doit-il prendre exemple sur Bruxelles? C'est un peu hautain, présomptueux et malpoli parce que le véritable multilatéralisme est incarné par l'Onu.
Le principe de démocratie à l'Assemblée générale consiste en ce qu'un pays dispose d'une voix. Au Conseil de sécurité existe le principe de responsabilité particulière des puissances nucléaires, d'où leur obligation sous la forme du droit de veto. Et la Charte de l'Onu est équilibrée, elle combine la nécessité de refléter le rôle des grands pays sans que qui que ce soit soit offensé. Je souligne que l'Assemblée générale fonctionne selon le principe "un pays - une voix". C'est pourquoi la formation de différentes alliances dans le cadre de cette structure multilatérale unique et parfaitement légitime soulève toujours des questions. Nous constatons des tentatives des collègues occidentaux de mettre hors du cadre de l'Onu les sujets qu'ils jugent inconfortables et de tout régler dans leur cercle, puis de le présenter comme la manifestation d'une création collective, dans le domaine de la prolifération des armes chimiques, de la diffusion de l'information, de la protection du cyberespace, dans bien d'autres secteurs. J'espère que nous ferons tout pour expliquer la nuisance des scénarios qui s'appuient sur des structures autres que la Charte de l'Onu.
Question: Bonjour, Monsieur Lavrov. Si vous permettez, avant de poser ma question je voudrais remercier au nom des étudiants la direction du MGIMO qui a pris toutes les mesures nécessaires en cette période compliquée et difficilement prévisible. Pendant les cours à distance, les étudiants sont écoutés et tout est fait pour que la formation à distance soit très confortable et reste efficace. Maintenant, la question. Elle concerne les perspectives de l'établissement officiel de la coopération entre l'UE et l'UEE. Plusieurs tentatives ont été entreprises en 2016 et dans les années qui ont suivi. Des contacts ont également lieu au niveau des deux commissions - européenne et économique eurasiatique. On constate une coopération positive au niveau de la Commission économique eurasiatique et certains pays membres de l'UE. A l'heure actuelle, existe-t-il un progrès réel dans le processus d'établissement officiel des relations entre les deux unions d'intégration et prévoit-on des changements dans la position à ce sujet avec la nouvelle direction de l'UE? L'an dernier, de nouveaux présidents du parlement européen et de la commission européenne ont été élus.
Sergueï Lavrov: Il n'y a pas de progrès particuliers pour l'instant hormis ce que vous avez déjà mentionné. Les contacts entre les deux commissions ont été établis, et ce à l'initiative de la Commission économique eurasiatique. Cette proposition avait été envoyée il y a assez longtemps, il y a 5 ans. Elle était restée sans réponse pendant longtemps. Puis on a constaté une réaction sur les questions qu'il était impossible de ne pas régler. Je veux parler de la régulation technique, des normes phytosanitaires. C'est ce qui doit être convenu pour que le commerce se déroule normalement, et ce qui dans notre cas et dans le cas de l'UE a été délégué au niveau supranational. Nos collègues européens ont adopté une approche purement utilitaire. Mais nous espérons que c'est également utile. Du moins c'est une reconnaissance des réalités. La reconnaissance du fait que pour poursuivre le commerce - or tout le monde veut commercer - il faut traiter avec les structures qui ont été créées par cinq pays de l'espace postsoviétique et qui continuent de se développer.
Bien sûr, nous voudrions ce que vous avez mentionné, à savoir la signature d'un accord créant un cadre politique et rendant plus pratique et confortable la communication commerciale et économique, le règlement d'autres questions relatives à l'existence d'un marché commun en UE et à la formation d'un marché commun sur le territoire de l'UEE.
Pour l'instant l'obstacle principal est le parti pris politique, l'obstination sur les "cinq principes" tristement célèbres formulés par Federica Mogherini lorsqu'elle était encore Haute représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, qui conditionnent de facto l'évolution et l'amélioration, la normalisation des relations entre la Russie et l'UE, à la mise en œuvre des Accords de Minsk sur la crise ukrainienne.
Le fait est que c'est l'Ukraine qui doit remplir les Accords de Minsk par un dialogue direct avec Donetsk et Lougansk. La position choisie par l'UE est perfide. Elle envoyait simplement à l'époque au Président Piotr Porochenko, et à présent au Président Vladimir Zelenski, un signal très clair: ne faites rien de vos engagements dans le cadre des Accords de Minsk, et les sanctions contre la Russie seront maintenues pour toujours. En traduisant ces "cinq principes" dans le langage normal, c'est exactement ce qui a été dit à Kiev par Bruxelles. Dans le langage moderne, ce message reste inchangé. Même si le nouveau Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, l'ex-Ministre espagnol des Affaires étrangères Josep Borrell, a fait part plusieurs fois de son intention de revoir la politique de l'UE vis-à-vis de la Russie. Nous n'avons rien vu pour l'instant. Mais nous sommes toujours ouverts au dialogue avec toutes les structures de l'UE.
Auparavant nous organisions deux sommets par an, le Conseil permanent du partenariat au niveau du Haut représentant et du Ministre russe des Affaires étrangères se réunissait chaque année. Les interlocuteurs étudiaient la mise en œuvre de tous les projets communs sans exception, notamment le déroulement de plus de vingt dialogues sectoriels entre la Russie et l'UE. Tout cela a été bloqué et réduit à des discussions sporadiques sur les questions internationales avant même que les événements ne se produisent en Ukraine, avant le coup d’État anticonstitutionnel commis contrairement aux garanties de l'UE sur la nécessité de trouver un compromis entre l'opposition et le gouvernement en place. Tout cela a été piétiné. Les garanties de l'UE ont été ignorées, aucun putschiste de Kiev n'en a tenu compte. Vous savez dans quel état nos relations se trouvent depuis.
Mais je répète que nous ne mettons aucune rancune en avant dans nos relations avec l'UE. Beaucoup de membres de l'UE souhaitent développer les relations bilatérales avec la Fédération de Russie. Bien évidemment, nous allons dans leur sens. Quand les conspirationnistes de Bruxelles et d'autres capitales se mettent à accuser ces pays et la Russie de développer des contacts bilatéraux à part avec des membres de l'UE, sapant ainsi la solidarité européenne, voire de toute l'UE, la réponse est très simple: si vous ne voulez pas remplir l'Accord de partenariat stratégique et de coopération, comment pouvons-nous vous forcer à communiquer avec nous? Mais il y a des pays qui, en parfaite conformité avec leurs capacités laissées par l'UE au niveau national, développent la coopération avec la Fédération de Russie. Et ce avec beaucoup de succès. Ce ne sont pas des petits pays mais la France, l'Italie, la Hongrie et bien d'autres. La tentative de nous accuser de saper quelque chose, de semer la discorde, est une tentative avec des moyens défectueux. Au contraire! C'était la même chose quand nous étions accusés de tourner le dos à l'Europe en regardant de plus en plus vers l'Est. Premièrement, nous ne pouvons pas ne pas regarder vers l'Est. Tout comme nous ne pouvons pas ne pas regarder vers l'Ouest. Telle est notre position géopolitique. Il serait stupide et maladroit de ne pas tirer les avantages comparatifs dont nous disposons. Nous développons les relations avec l'Est et l'Ouest avec la même disposition à la coopération et au partenariat. Et quand l'Occident décrète des sanctions contre nous en prouvant qu'il n'est pas un partenaire fiable, et quand, à cause de la rancune pour notre non acceptation du coup d’État en Ukraine (qui a été "avalé" par les pays occidentaux, et certains l'ont orchestré) nous faisons l'objet de restrictions illégitimes, alors de nombreux projets communs sont mis en échec. Et après l'Occident veut encore que nous réduisions nos relations avec l'Est - c'est naïf.
Nous avons déjà compris que nous ne voulions pas dépendre des partenaires qui ont contribué au développement de plusieurs secteurs de notre industrie, mais ne se sont pas avérés fiables, notamment l'UE. D'où la substitution aux importations. C'est aussi malhonnête de nous accuser de nous tourner vers l'Est quand l'Occident a décrété des sanctions et que nous avons commencé objectivement à coopérer davantage, en valeurs relatives, avec la Chine, l'Inde et d'autres pays de la région Asie-Pacifique.
Je voudrais souligner une nouvelle fois que notre position n'est pas dictée par des rancunes. Le Président russe Vladimir Poutine a proposé au sommet Russie-ASEAN en mai 2016 à Sotchi de créer le Grand partenariat eurasiatique avec la participation des pays de l'UEE, de l'OCS, de l'ASEAN et de tous les autres pays qui le souhaitent et partagent les principes statutaires des structures en question. Je vous assure que le Grand partenariat eurasiatique, qui englobe ce que j'ai mentionné et corrèle parfaitement avec l'initiative chinoise "La Ceinture et la Route", déterminera de plus en plus les tendances sur notre continent.
Pour l'instant l'UE réagit de manière neutre-négative (dire "modérément" reviendrait à ne rien dire) à tous ces concepts, affiche sa suspicion, comme nous le voyons, malheureusement, de la part de nos collègues européens sur bien d'autres questions sérieuses. Mais le Royaume-Uni est sorti de l'UE. Aujourd'hui les autorités britanniques sont confrontées à de sérieuses difficultés lors des pourparlers sur un accord entre Bruxelles et Londres. Visiblement, le nouvel accord entre les États-Unis et l'UE est le prochain sur la liste. Quand l'on connaît l'administration de Donald Trump, on peut s'attendre à des négociations difficiles. Dans cette situation, ignorer les avantages de notre continent commun et ne pas en profiter signifierait se priver - je fais allusion à l'UE - de possibilités supplémentaires d'être concurrentiels dans ce monde très compétitif. Nous pourrions parler longtemps de ce sujet, mais j'ai essayé de définir les principales tendances. Tout cela devra encore faire l'objet d'un débat détaillé. Je suis certain que de telles discussions commenceront prochainement.
Question: Après la chute des prix des hydrocarbures à cause de la tentative ratée de prolonger l'accord de l'Opep et de plusieurs autres facteurs, les plus grands pays producteurs de pétrole, y compris les États-Unis, ont pris conscience qu'un plus grand accord était nécessaire. Par exemple une Opep++. Dans quelle mesure ce scénario est-il plausible? Étudie-t-on la perspective d'élargir le format du Forum des pays exportateurs de gaz (FPEG) dans le secteur gazier, où une crise de surproduction est également possible?
Sergueï Lavrov: Je ne dirais pas que les États-Unis sont convaincus de la nécessité de créer une nouvelle organisation. Ils sont fortement limités par la loi antimonopole. En évoquant avec la Russie, l'Arabie saoudite et d'autres membres de l'Opep la situation concernant la chute de la demande pétrolière et, par conséquent, la baisse sans précédent des prix, ils sous-entendaient la nécessité de ne pas quitter le cadre des exigences antimonopole. Concrètement, les États-Unis ne pourront pas adhérer à une organisation, créer une organisation qui s'occupera des marchés du pétrole, du gaz ou d'autres produits, à cause de leur législation nationale.
En revanche, ils travaillent au fond dans la même direction que l'Opep+ en fonction des conditions du marché. Si le marché est surchargé, la baisse et la réduction de la production est une solution marchande normale. Dans un certain sens, l'échange d'informations (pas une coordination et encore moins un complot de cartel) est déjà en soi un nouveau pas assez sérieux. Je pense que l'échange d'informations, la possibilité d'entendre le point de vue de l'autre et d'en tenir compte dans la prise de décisions (que ce soit dans le cadre de l'Opep+ ou dans la prise de décisions en fonction de l'état du marché), ce processus d'information réciproque, se poursuivra.
Il n'a pas encore été annoncé que le FPEG comptait organiser une nouvelle réunion ordinaire ou extraordinaire. Mais les pays membres sont en contact entre eux via la direction du Secrétariat. L'échange de telles informations est en cours. Pour des raisons évidentes, je ne vais pas entrer dans les détails, mais personne ne souhaite que ce marché s'effondre également, je pense que tout le monde le comprend.
Question: Je voudrais poser une question concernant la guerre civile en Libye.
Bien que la lutte contre le coronavirus passe au premier plan à l'heure actuelle et soit prioritaire à l'ordre du jour aussi bien au niveau des États que de différentes organisations internationales, la confrontation entre les forces de Khalifa Haftar et le Gouvernement d'entente nationale dirigé par Fayez el-Sarraj se poursuit. Les efforts de la communauté internationale visant à régler ce conflit ne resteront certainement pas aussi intensifs dans les circonstances actuelles. Et étant donné que même avec la médiation active de différents pays, notamment de l'Italie, de la France, de la Russie, de l'Allemagne et de la Turquie, les belligérants ne parvenaient déjà pas à trouver un consensus, une question logique se pose: ce conflit pourra-t-il être réglé à court terme? Ou risque-t-il de se transformer en problème chronique dont le règlement tiraillera un autre pays de cette région martyrisée?
Sergueï Lavrov: Vous avez très justement énuméré les pays qui ont avancé des initiatives censées aider, au moins, à entamer les négociations pour régler la crise libyenne. Vous avez tout aussi justement mentionné la nécessité de trouver une entente entre les principaux protagonistes parmi les belligérants, chapeautés, d'une part, par le chef du Conseil présidentiel, du Gouvernement d'entente nationale Fayez el-Sarraj, et, d'autre part, par le général Khalifa Haftar qui commande l'Armée nationale libyenne et prend appui sur le Parlement de Tobrouk dans l'Est du pays.
En 2015 a été signé l'accord de Skhirat, mais il est resté longtemps sur le papier. La France, l'Italie et les Émirats arabes unis ont tenté de relancer le dialogue direct et de faire revenir ces deux principaux protagonistes à la table des négociations. A chaque réunion de conférences à ce sujet à Paris, à Palerme, à Abou Dabi et à Berlin pour la dernière en date, à toutes les étapes, y compris au stade initial de l'annonce de telles initiatives, et pendant la préparation, nous appelions à partir du plus important: le fait que les décisions devaient être élaborées par les belligérants, et que nous les aiderions. Notre principal objectif consiste à les faire asseoir à la table des négociations, à les pousser à trouver une entente. Malheureusement, dans la plupart des cas, par exemple, à la Conférence internationale sur la Libye de Berlin, les organisateurs n'avaient pas du tout l'intention d'inviter Khalifa Haftar ou Fayez el-Sarraj. Nous avons insisté pour que les organisateurs prennent en compte notre recommandation, et cela a été fait.
Ils sont venus, et même s'ils se trouvaient dans des salles séparées, il était possible de communiquer avec eux indirectement via la présidente de la Conférence, la Chancelière allemande Angela Merkel. Mais notre appel à ne pas adopter ni approuver les documents de la Conférence de Berlin sans l'accord clairement exprimé de Fayez el-Sarraj et de Khalifa Haftar n'a pas été entendu. C'est pourquoi est apparu un nouveau document joliment formulé appelant à des choses très justes, concrétisant même de nombreuses démarches, mais sans l'accord des belligérants. C'est une nouvelle fois un document mort-né, du moins pas en bonne santé.
Aujourd'hui il est très important de revenir à cette logique que nous avons toujours prônée, la logique de l'élaboration d'approches qui feront l'objet d'un accord entre les belligérants. Cette tâche incombe avant tout au représentant spécial du Secrétaire général de l'Onu. Malheureusement, Ghassan Salamé, qui était jusqu'à récemment en charge de ce dossier très compliqué, a démissionné après la Conférence de Berlin. Les fonctions de représentant spécial du Secrétaire général de l'Onu pour la Libye sont assurées par son adjointe, l'Américaine Stephanie Williams. Nous pensons qu'il faut nommer au plus vite le remplaçant de Ghassan Salamé, et qu'il doit s'agir d'un représentant d'un pays de la région faisant partie de l'Union africaine, dont la Libye est membre.
Nous essaierons, dans cette direction précise, de chercher des solutions pour sortir de la profonde crise qui s'est abattue sur ce pays après que l'Otan a grossièrement enfreint la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies en 2011, a bombardé la Libye en brisant de facto l’État libyen à une fin égoïste et bornée: renverser le régime de Mouammar Kadhafi. Depuis, la Libye a été de facto abandonnée. Par ce pays transitent, vers le Sud, des terroristes, la contrebande d'armes, d'autres choses, et vers le Nord un flux de migrants clandestins en direction de l'Europe. Maintenant nous payons les résultats de l'aventure déclenchée en 2011 par l'Otan en transgressant grossièrement la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. Néanmoins, nous essaierons. Il faut aider la Libye.
Question: Le MGIMO a ouvert une nouvelle filière, "les marchés agricoles mondiaux", pour préparer les futurs attachés agricoles. Ce programme allie agriculture et diplomatie.
La plupart des pays d'Afrique sont dotés d'une forme de gouvernement républicain, dont les pays indépendants ont hérité de leurs anciennes métropoles coloniales. L'élite cultivée, qui a fait ses études en Europe, connaissait ce système. Mais l'influence réelle du gouvernement et des partis est faible. Même les gouvernements civils sont souvent contrôlés par des militaires, qui prennent souvent le pouvoir entre leurs mains sous prétexte de stabiliser la situation. Dans une telle situation, avec qui faut-il négocier dans ces pays?
Sergueï Lavrov: Vous voulez recevoir gratuitement un conseil qui vaut cher. En réalité, il n'y a pas de réponse universelle. Il faut mener les négociations avec ceux qui possèdent les pouvoirs appropriés et les capacités de vendre les différentes marchandises. Chaque pays a ses propres structures, règles et acteurs qui sont chargés du commerce extérieur et du développement économique dans l'ensemble.
Concernant l'agriculture en Afrique, il y a un aspect géopolitique intéressant. Nous venons de parler de la Libye, des vagues de migrants clandestins qui s'y sont dirigés - sachant que ceux qui fuient les horreurs de la guerre sont probablement moins nombreux que les migrants économiques qui souhaitent améliorer leurs conditions de vie en venant en Europe avec leurs téléphones portables et leurs cartes bancaires. Ce ne sont pas les réfugiés que nous avons l'habitude de recevoir en tant que victimes de conflit. Depuis toutes ces années, l'Europe réfléchit, discute, reconnaît ou non les idées proposées en lien avec l'afflux de migrants illégaux. Des mesures forcées pour contraindre tous les membres de l'UE à recevoir un certain quota sont même étudiées, puis les représentants européens se mettent à débattre de sa définition. Certains pays disent qu'ils ne veulent pas de migrants, qu'ils veulent vivre comme ils vivent, préserver les traditions nationales, leur "code culturel", etc.
Au milieu des débats sur l'affaiblissement de l'afflux de migrants, personne, du moins pas que je me souvienne, ne propose d'instaurer une taxe zéro sur les importations de produits agricoles des pays africains en UE. Si vous étudiez l'économie vous comprenez que cela retiendrait les flux de migrants qui cherchent un meilleur sort, de meilleures conditions d'emploi. Si les produits agricoles africains arrivaient en UE sans taxe, cela augmenterait le nombre d'emplois dans les pays concernés, ils amélioreraient leur niveau de vie, et la tentation de "chercher le bonheur" à l'étranger serait moindre. Mais l'UE ne l'accepte pas parce que la politique des subventions agricoles pour sa propre industrie est une "vache sacrée", personne n'a l'intention d'y toucher. C'est un point très intéressant, plus purement commercial mais géopolitique et systémique.
Question: La semaine dernière a été annoncée la préparation d'une réunion des ministres des Affaires étrangères du Format Normandie en visioconférence. Le Ministre allemand des Affaires étrangères Heiko Maas a dit qu'il espérait apporter une nouvelle impulsion à la mise en œuvre des accords conclus à Paris en décembre 2019. Qu'attend la Russie de cette réunion? Comment peut-on donner une impulsion au règlement de ce conflit? La pandémie affecte-t-elle les progrès dans ce dossier?
Sergueï Lavrov: Nous échangeons actuellement nos propositions sur la date de ce contact vidéo. Malheureusement, les propos de Heiko Maas sur l'espoir de donner une impulsion à la mise en œuvre des décisions du sommet du Format Normandie de Paris, qui s'est déroulé le 9 décembre 2019, ne sont pas reflétés dans les propositions transmises actuellement par l'Allemagne à titre d'ordre du jour pour notre contact ministériel. Elles concernent uniquement un nouvel échange de prisonniers, le déminage, la garantie de la sécurité et de l'accès de la Mission spéciale d'observation de l'OSCE en Ukraine (MSO) au territoire des républiques autoproclamées - les DNR et LNR. Pas un mot sur les accords concernant la réforme politique, la "formule de Steinmeier" qui associe l'attribution du statut particulier au Donbass au déroulement des élections. Pas un mot sur la manière dont le statut particulier du Donbass doit être juridiquement incorporé à titre permanent dans la législation ukrainienne. Or tout cela est littéralement la décision du sommet du Format Normandie à Paris. Une décision qui, d'après la position des dirigeants du Format Normandie, devait être réalisée littéralement dans les semaines et les mois qui viennent de s'écouler.
Tout le monde partait du principe que si l'entente de Paris était remplie, y compris la réforme politique mentionnée, le prochain sommet se déroulerait à Berlin en avril, c'est-à-dire ces jours-ci. Mais il ne peut être question d'un sommet car tout ce qui a été convenu à Paris est bloqué dans le travail du Groupe de contact et dans l'activité du Parlement et du gouvernement de l'Ukraine à cause de la position adoptée par les autorités de Kiev. Les tentatives du chef du bureau du Président ukrainien Andreï Ermak, dans ses contacts avec le vice-directeur de l'Administration du Président russe Dmitri Kozak, visaient à faire avancer du point mort les principaux accords politiques et à rassurer les gens des deux côtés de la ligne de contact. Toutes ces tentatives sont torpillées, on entend des accusations de haute trahison parce qu'Andreï Ermak a osé ouvrir le débat sur la mise en œuvre concrète des Accords de Minsk signés à l'époque par le Président ukrainien Piotr Porochenko et approuvés par le Conseil de sécurité des Nations unies. C'est une situation regrettable.
A présent, les collègues allemands et français veulent évoquer uniquement les questions liées à la sécurité, au déminage, aux bombardements, à l'accès de la MSO aux territoires non contrôlés par Kiev, mais refusent absolument d'aborder les réformes politiques là où "gît le lièvre", pour le dire simplement.
En ce qui concerne la sécurité, le moyen le plus simple de garantir le cessez-le-feu a été rejeté par le Président ukrainien Vladimir Zelenski pendant ce sommet précis de Paris en décembre 2019. Un accord a été mis au point pour la réunion de Paris (sur le papier, reflétant les questions politiques et de sécurité). L'entente principale était l'accord des chefs d’État du Format de Normandie pour entamer, dans le cadre du Groupe de contact, un travail concret pour séparer les forces et les moyens tout le long de la ligne de contact. En l'absence de contact, il n'y aura pas de violations du cessez-le-feu. Vladimir Zelenski a absolument refusé de signer la séparation des forces et des moyens tout le long de la ligne de contact. Il a dit qu'il fallait choisir trois zones où la séparation pouvait être évoquée. Ils en parlent encore à ce jour: depuis le 9 décembre 2019 jusqu'à fin avril ils n'ont pas réussi à se mettre d'accord sur aucune, et encore moins trois zones ou plus où les forces et les moyens pourraient être séparés. En cause: les différents caprices de nos collègues ukrainiens.
Nous assistons à la même chose au sujet du déminage. Les autorités ukrainiennes ont un comportement tout sauf constructif. J'ai déjà parlé des questions politiques qui se trouvaient dans l'impasse absolue. Certains disent même que le Groupe de contact n'est plus nécessaire. On cherche à faire passer la Russie pour un belligérant, à exclure complètement Donetsk et Lougansk des négociations. Le vice-Premier ministre ukrainien en charge des "territoires temporairement occupés", Alexeï Reznikov, a déclaré que le Groupe de contact était composé de trois participants: l'Ukraine en tant que "victime", la Russie en tant qu'"agresseur" et l'OSCE en tant qu'"intermédiaire", alors que Donetsk et Lougansk seraient des observateurs, voire personne. Pour nous, le Groupe de contact est effectivement composé de trois participants: Kiev, Donetsk et Lougansk. C'est écrit dans les Accords de Minsk. La grande majorité des questions contenues dans les Accords de Minsk doivent être réglées dans le cadre d'un dialogue direct entre Kiev, d'une part, et Donetsk et Lougansk de l'autre. C'est pourquoi il y a trois parties dans le groupe de contact: Kiev, Donetsk et Lougansk. Alors que la Russie et l'OSCE sont des intermédiaires qui les aident à parler et, dans les faits, doivent forcer Kiev à tenir ses engagements.
C'est pourquoi, honnêtement, malheureusement, je ne m'attends pas à beaucoup de progrès de cette conversation. Une grande bataille reste encore à venir pour forcer Kiev, Berlin et Paris à évoquer la mise en œuvre, et plus exactement pourquoi les termes politiques du sommet français ne sont pas remplis.
Question: Les services chargés des questions d'urgence sont davantage sollicités avec la propagation du coronavirus. Le Centre des situations de crise du Ministère russe des Affaires étrangères, qui apporte un soutien aux citoyens russes à l'étranger, en fait partie. Des forces supplémentaires de volontaires, par exemple, sont-elles nécessaires au centre d'appels ou pour l'assistance technique concernant les questions consulaires? Si oui, où faut-il envoyer une requête pour devenir volontaire?
Sergueï Lavrov: Je ne peux pas, de ma position, répondre à la question de savoir si le Centre a besoin d'une aide. Ils ont des coordonnées. Veuillez les contacter. J'admets qu'il s'agira d'une question purement technique - l'accès aux différentes informations - mais il est tout à fait possible qu'il existe des types de travaux qui permettront d'étudier la possibilité de recourir au volontariat dans ce domaine. Le Centre des situations de crise et le Département consulaire du Ministère des Affaires étrangères ont des coordonnées. Adressez-vous à eux et je demanderai qu'ils étudient cette possibilité si c'était nécessaire.
Question: Il existe de nombreuses citations historiques connues, attribuées aux tsars russes, disant que la Russie a peu ou pas du tout d'amis et d'alliés. Par exemple, Alexandre III a dit qu'en Europe le seul ami de la Russie était le prince monténégrin Nicolas Ier. En évaluant la perspective historique, je voudrais poser la question suivante: comment a-t-on permis le refroidissement des relations russo-monténégrines et l'évolution du conflit concernant le rapatriement des citoyens russes en mars dernier? A quoi pourraient ressembler les relations entre les deux États après la pandémie?
Sergueï Lavrov: Je trouve moi-même la situation très regrettable, parce que j'aime beaucoup le Monténégro. A mon plus grand regret, le dirigeant actuel Milo Dukanovic, qui dirige ce pays depuis presque vingt ans, a adopté une position franchement russophobe allant à l'encontre du bon sens et de tout ce qu'il prônait auparavant dans les relations avec la Fédération de Russie. Il a connu des problèmes avec la justice en Occident, plusieurs pays européens l'accusaient de contrebande et d'autres crimes. Je n'exclus pas que cela soit la raison de ce brusque changement dans sa politique. Quand les politiciens sont vulnérables, ils sont faciles à manipuler. Je le dis avec un cœur très lourd. J'ai communiqué plusieurs fois avec lui et je me souviens même qu'il lisait des poèmes de Vladimir Vyssotski, dont le monument magnifique se trouve à Podgorica. Il a écrit l'un de ses meilleurs poèmes pratiquement à la volée, très sincère, en ouvrant son âme devant le peuple monténégrin. Ce poème se terminait ainsi:
"La naissance ne me suffit pas -
Je voudrais pousser de deux racines…
Dommage que le Monténégro
Ne soit pas ma seconde Patrie."
Ces mots sont inscrits sur le monument. Tous mes amis monténégrins, quand nous nous rencontrons, décrivent toujours avec exaltation la parenté spirituelle, la proximité de nos peuples. Quand une trahison se produit, pas de quelqu'un concrètement mais d'un peuple qui a toujours été proche - c'est regrettable. Mais je suis certain que les sentiments incarnés dans le poème de Vladimir Vyssotski, partagés par la grande majorité des Monténégrins, prendront finalement le dessus et que les membres temporaires du gouvernement partiront.
Question: En tant que sportif professionnel qui a défendu plusieurs fois l'honneur du pays sur la glace, je suis de tout cœur avec le sport russe. En tant que diplomate sportif je comprends qu'aujourd'hui les questions relatives à l'intégration équitable de la Russie dans la communauté sportive internationale doivent être réglées principalement par des méthodes diplomatiques, c'est pourquoi ma question est concrète et très importante pour nous. Le Ministère russe des Affaires étrangères songe-t-il à la possibilité d'organiser des stages pour les représentants de notre programme afin que les futurs diplomates sportifs puissent dès à présent acquérir de l'expérience dans la mise en œuvre du développement stratégique du sport russe au niveau international?
Sergueï Lavrov: Ce thème n'a pas été soulevé dans nos contacts réguliers avec le Ministère russe des Sports, le Comité olympique, les différentes fédérations, mais l'idée est bonne. Nous essaierons de la mettre en œuvre. Je pense que ce sera très utile parce que vous avez absolument raison: dans la diplomatie sportive contemporaine il y a de moins en moins de sport et de plus en plus de diplomatie, et parfois pas de très bonne foi. Alors je pense que c'est une bonne idée. Nous essaierons de la réaliser.
Question: Vous avez déjà dit quelques mots au sujet du caractère obsolète de l'ordre mondial bipolaire. Mais, pendant votre rencontre avec les étudiants de l'antenne du MGIMO à Tachkent le 16 janvier 2020, vous avez mentionné également que l'époque des pays occidentaux exerçant leur domination sur la scène mondiale était révolue, que de nouveaux acteurs importants apparaissaient sur la scène mondiale. D'après vous, quel est l'impact de la situation liée à la pandémie de coronavirus sur ce processus? Selon vous, comment la répartition des forces sur la scène mondiale va-t-elle évoluer à l'issue de la lutte contre la pandémie?
Sergueï Lavrov: Il me semble que les différentes variantes sont activement évoquées par les politologues à l'heure actuelle. Il y a plusieurs conclusions. J'en ai mentionné certaines. Mais si l'on parle de l'Occident et du "non-Occident", il s'avère que ce n'est pas l'appartenance au "monde occidental civilisé" qui détermine l'efficacité des mesures prises pour combattre le coronavirus. L'efficacité de ces mesures est déterminée avant tout par l'organisation de l’État, de la machine étatique. Et les pays qui, en préservant toutes les traditions démocratiques, cherchent à conserver une verticale gouvernementale stable, comme le montre la pratique, réagissent plus efficacement aux défis immédiats quand il est nécessaire de fabriquer ou d'acheter, de répartir les médicaments, les moyens de protection individuelle, d'autres équipements; de prévenir rapidement la population du régime à respecter, et surtout de garantir le respect de ce régime. Cela ne signifie pas que le système occidental de santé est inefficace. Pas du tout. Simplement que les États efficaces sont bien plus nombreux que les pays rattachés à "l'Occident historique".
L'époque de la domination de l'Occident sur les affaires mondiales ne s'achève pas parce qu'il est devenu faible ou pour d'autres raisons qui ne dépendent que de lui. Simplement, les lois de l'évolution mondiale, les lois objectives de l'évolution économique et, en fin de compte, la fameuse mondialisation, très activement imposée par l'Occident partout sur la planète, ont finalement propulsé en tête les économies qui étaient en retard par le passé mais ont appris depuis à profiter de tous les avantages de la mondialisation.
Il est déjà question de localiser la production dans les pays occidentaux, notamment aux États-Unis, d'entamer une démondialisation, comme vous l'avez dit. Même si je ne crois pas que ce soit possible. Car tout est devenu interconnecté et interdépendant à tel point qu'il est improbable de pouvoir changer quelque chose. On parle également de dénationalisation, de renationalisation de nombreux secteurs industriels dont dépend la survie de l’État. De très grands débats se tiendront à présent. Comme je l'ai dit, j'espère que le MGIMO et l'Académie diplomatique (autre établissement scolaire auprès de notre Ministère) apporteront leur contribution à ces débats. La tâche prioritaire consiste à empêcher les tentatives de spéculer sur la situation actuelle pour accuser quelqu'un gratuitement, ce qui attiserait la confrontation, augmenterait les enjeux et les risques d'apparition de nouveaux conflits - cette fois entre les grandes puissances.
Un autre objectif du sommet des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, dont l'organisation a été proposée par le Président russe Vladimir Poutine, consiste précisément à empêcher un tel scénario indépendamment du contexte - le coronavirus, la concurrence féroce pour savoir qui doit porter le titre de première économie mondiale ou autre chose.
Au premier plan passe le maintien de la paix, des principes de la Charte de l'Onu. Je souligne de nouveau qu'il s'agit de l'égalité souveraine des États, de la liberté de choisir sa voie de développement, de la nécessité de respecter la diversité culturelle et civilisationnelle du monde contemporain, de la nécessité d'unir les efforts, de mettre de côté le superficiel - ce à quoi j'attribue pratiquement toutes les divergences - et d'unir les efforts pour régler problèmes liés aux défis globaux, notamment les défis comme le coronavirus.
Question: Comme vous l'avez dit, à l'heure actuelle la lutte contre le coronavirus est véritablement un objectif commun pour la communauté internationale, néanmoins des différends politiques et économiques persistent entre les États. Est-il possible que certains aspects de la coopération entre les pays, par exemple la décision de la Fédération de Russie d'envoyer ses spécialistes dans les pays touchés par le coronavirus, soient utilisés pour régler les problèmes dans d'autres domaines après la pandémie? Si oui, est-ce que cela accélérera, selon vous, l'établissement d'un système de relations internationales basé sur les principes de multipolarité?
Sergueï Lavrov: Nous ne partons pas de ce principe quand nous envoyons notre aide. Dans le cas de l'Italie, c'était une demande directe du Premier ministre Giuseppe Conte. Et nous avions une telle possibilité. Dans le cas des États-Unis, la question a été soulevée par les présidents Vladimir Poutine et Donald Trump. Ce dernier a dit qu'il saluerait une telle possibilité. Puis, lors d'une autre conversation téléphonique la semaine dernière, il a noté qu'il était reconnaissant, et que les États-Unis seraient prêts à nous apporter une contribution quand ils en auraient l'occasion. Cela pourrait créer une atmosphère plus bénéfique pour coopérer normalement sans essayer de s'accuser de tous les péchés capitaux. Mais, je le souligne, l'objectif du Président russe Vladimir Poutine en prenant la décision d'apporter notre contribution était purement humanitaire, visait à aider les gens.
Question: Dans le contexte de la pandémie, nous constatons la désunion des États membres de l'UE. Leurs gouvernements ont opté pour des mesures nationales, et non pour des mesures prises au niveau paneuropéen. Dans la mesure où les membres de l'UE ne sont plus unis comme avant, comment envisagez-vous l'avenir des relations russo-européennes? Peuvent-elles devenir plus constructives? Avec quels pays la Russie pourrait parvenir à construire des relations de coopération? Si cela arrivait, dans quels domaines de coopération de telles relations seraient les plus productives?
Sergueï Lavrov: Nous ne voyons pas que tous les pays de l'UE veulent combattre le coronavirus par leurs propres moyens. Pas du tout. Ils poursuivent des débats enflammés pour savoir s'il faut ou non créer un "corona-fonds". Beaucoup y sont favorables. Plusieurs pays pensent qu'ils ne doivent pas payer pour les autres. Quand il s'agit de partager l'argent, de profondes divergences se manifestent toujours, et c'est précisément ce que nous voyons.
Je ne vais pas nommer les pays avec lesquels nous préférerions développer des relations. Premièrement, avec nombre d'entre eux nous développons déjà des relations. Tout cela est bien en évidence. Deuxièmement, nous voulons développer les relations avec tout le monde, c'est pourquoi je ne veux pas donner une impression déformée de nos plans en me lançant dans une énumération.
Les secteurs de coopération ne sont limités par personne. J'ai cité des exemples: l'accord qui reste en vigueur entre la Russie et l'UE pose les bases d'un dialogue dans plus de vingt domaines sectoriels. Cela englobe pratiquement tous les domaines imaginables des relations interétatiques. Nous souhaitons coopérer sur une base réciproque, être amis avec tous ceux qui y sont prêts sur la base de l'équité, du profit mutuel et des intérêts communs.
Merci beaucoup.